Une guerre française oublié.

En 2007, les soldats français ont combattu les rebelles en République Centrafricaine au côté des troupes du président François Bozize. A plusieurs reprises les Mirages basés au Tchad ont bombardé les positions des insurgés, au milieu de la population civile.Cette guerre oubliée de tous a dévasté les régions du nord et fait plus de deux cent mille réfugiés dans l’indifférence générale. Johann Hari a enquêté sur place pour ‘ The Independent ‘ et nous donne son témoignage sur un pays qui a été ravagé par les affrontements sanglants, où la France continue à faire et défaire les régimes au gré de son intérêt.

Depuis 40 ans, le gouvernement français mène en Afrique une guerre secrète, ignorée non seulement des français, mais aussi du monde entier. ‘ La France a renversé des démocrates pour installer dictateur après dictateur finançant et alimentant un terrible génocide. Cette guerre sanglante a provoqué la fuite de milliers de réfugiés qui ont traversé la frontière de la République Centrafricaine vers le Darfour pour tenter de trouver un havre de paix dans l’une des régions les dangereuse du monde ‘. ( Johann Hari,
‘ The Independent ‘, 5 octobre 2007 Birao, République Centrafricaine )

J’ai pour la première fois entendu la rumeur de cette guerre en mars dernier, quand les journaux relataient brièvement que les militaires français bombardaient la ville de Birao, dans le nord-est de la République Centrafricaine. Pourquoi ces soldats français luttaient-ils là, à des milliers de kilomètres de leur patrie ?
Pourquoi étaient-ils intervenus en Afrique Centrale de cette manière depuis tant de décennies ?
Ne trouvant pas de réponse à cette question, j’ai décidé d’aller enquêter sur place, sur cette guerre oubliée de la France.

– Birao :

Sur le champs de bataille Je suis sur les lieux du dernier champ de bataille, contemplant les rues boueuses et abandonnées, parsemées de cendre. La ville de Birao est quasi-déserte, pour la première fois depuis 200 ans. A des kilomètres à la ronde toutes les maisons sont brûlées et abandonnées, avec des enfants visiblement affamés, sautillant parmi des débris. Quels étaient tous ces bâtiments ? Sur un panneau vert sale accroché sur une bâtisse réduite à un tas de cendres on peut lire « Ministère de la Justice ».

Sur la place du marché, les gens qui sont revenus vendent quelques réserves rares ( du riz et du manioc, les produits locaux ) et parlent calmement. Aux abords de la ville, il y a des soldats africains armés et entraînés par les Français, affalés derrière des sacs de sable, pointant nerveusement leurs mitrailleuses sur les passants. Ils chantent des hymnes nationalistes et rêvent de leur maison.

Pour arriver ici, on doit voyager huit heures en empruntant le vol hebdomadaire de l’O.N.U. qui emporte[page]

huit passagers au plus et monter ensuite à l’arrière sur le plateau d’un camion rouillé et rouler durant une heure sur des routes ravagées et défoncées. Il est difficile de savoir quand vous êtes arrivés, car seuls le vide et le silence vous accueillent. Qu’est-il arrivé ici ? J’ai posé la question à Mahmoud, l’ un des 10 pour cent des résidents de Birao qui sont revenus parmi les ruines. C’est un fermier de 45 ans, amaigri, qui se tient tristement assis dans la boue et la poussière. Il explique, d’une voix basse, lente, comment sa ville natale en est arrivée là. « Je me suis réveillé pour les prières du matin le 4 mars et il y avait des tirs d’artillerie partout.

Nous avons été très effrayés ainsi nous sommes restés dans la maison et avons espéré qu’il s’arrêterait. Mais alors, au début de l’après-midi, les enfants de mon frère sont venus en courant à notre maison, en pleurant et en criant.

Ils nous ont dit le Forcés Armées Centrafricaines Faca , l’armée entraînée et équipée par les Français, au bénéfice de leur homme fort, le Président François Bozize étaient entré dans leur maison.
Ils ne se calmaient pas et n’expliquaient rien. Donc j’ai accouru et j’ai vu mon frère allongé à terre à l’extérieur, mort. Sa femme m’a expliqué qu’ils avaient arrêté, avec trois autres voisins. Ils les ont emmenés dehors et exécutés, un par un, d’une une balle en pleine tête. » L’ami de Mahmoud, Idris, vivait à proximité et a lui aussi craint pour sa vie.

Il raconte : « nous pouvions voir les villages brûler. Les enfants criaient et ont eu vraiment peur, donc nous nous sommes dirigés deux kilomètres en dehors de la ville, dans la jungle. De là, nous pouvions voir notre ville entière en feu. Nous avons fui le long du fleuve et sommes restés là-bas. Nous avons mangé des poissons, mais il n’y avait pas beaucoup. Certains jours nous ne pouvions rien attraper et nous étions morts de faim. Les enfants ont été si terrifiés. Même maintenant, quand ils entendent du grand bruit, ils croient qu’il y a des tirs d’armes. Ils sont traumatisés. »

Idris regarde dans le vide et poursuit : « le quatrième jour, nous avons vu des avions français arriver.

Ils ont tirés chacune de leurs six fusées. Les explosions étaient terribles. Nous ne savons pas ce qu’ils visaient, et pourquoi. Puis, des soldats français sont arrivés…. » Un camion militaire rempli de militaires français passe en vrombissant peu après. Les soldats, hâlés, portant lunettes de soleil à la mode, se demandent visiblement avec anxiété « Qu’ est-ce que je fais ici ? »

Pendant que Mahmoud et Idris me parlent, le jour baisse. Une noirceur et un silence étouffant envahissent la ville. Il n’y a ni électricité ni clair de lune. La nuit venue, ils m’expliquent alors la raison pour laquelle les militaires soutenus par les français ont commencé les tirs et les bombardement en mars dernier, les gens du pays avaient commencé à se révolter contre le Président Bozize, désespérés[page]

qu’il n’ait rien fait pour eux. Les gens ici étaient las de n’avoir « aucune école, aucun hôpital et aucune route .» « Nous sommes complètement isolés, » expliquent-ils. « Quand il pleut, nous sommes coupés du monde parce que les routes se transforment en fondrières. Nous n’avons rien. Tout ce que ces rebelles demandaient c’était de l’aide gouvernementale. » Sur les mauvais chemins autour de Birao, j’entendrais cela à chaque fois, ces « rebelles » mendiaient tout simplement l’aide gouvernementale pour des gens affamés, abandonnés.

Même les soldats français perplexes et les sbires de Bozize, envoyés dans la région, l’admettent en privé.

Pourtant la réponse française a consisté a bombarder les pick-up des « rebelles. » Pourquoi ? Qu’ y a-t-il là bas de si important ? En explorant la jungle, dans les alentours, je me rends compte que de nombreux résidents de Birao se cachent toujours en dehors de la ville, risquant leurs vies au milieu des bêtes sauvages.
Dans les régions du nord-ouest dévastées de la même façon, j’ai suivi l’UNICEF jusque dans la jungle et vu un peu partout ces groupes dispersés de familles affamées. Dans une clairière, je rencontre un groupe de quatre hommes avec leurs femmes et mères, nettoyant la terre avec, comme seul outil, leurs mains nues pour essayer de planter des plants de cacahuètes. Ils vivent dans des cabanes faites à la main et se nourrissent des souris attrapées avec des pièges. Ariette Nulguhom berce son petit-fils de huit mois au ventre gonflé et prie pour qu’il survive encore à une autre nuit. Elle me dit qu’il « a été malade pendant longtemps. Nous avons essayé de trouver un infirmier, mais il n’y a aucun. Nous croyons que c’est la malaria, mais il n’y a aucun soin ici. Nous ne savons pas ce qui arrivera… Nous sommes tous faibles et fébriles. Nous sommes épuisés parce que nous travaillons tout le jour, chaque jour. Je n’ai pas mangé pendant des jours maintenant. »

En abandonnant leurs maisons, ils ont également perdu tout accès à l’hygiène, l’eau, l’électricité et aux soins. Quand les Forces Gouvernementales des Faca ont brûlé ces maisons, ils ont aussi brûlés l’héritage des 18ème, 19ème et 20ème siècles C’est un coin oublié d’un pays oublié. Birao vit et meurt à l’écart, au nord-est de la République Centrafricaine.

La R.C.A., peuplée de 3.8 millions d’habitants, occupe un territoire plus grand que la France, sans débouché sur la mer, situé exactement au cœur de l’Afrique. C’est le pays le moins médiatisé au monde. Même lorsque 212000 personnes sont chassées de leurs foyers par cette guerre, aucun écho n’apparaît sur le radar du monde.

A Birao, je réalise que je suis trop proche des atrocités immédiates pour pouvoir découvrir les causes plus profondes de cette guerre. Je commence seulement à démêler les origines de cette histoire quand[page]

soudain je tombe sur un vieil homme, ce qui est très rare en Centrafrique.

– Paoua :

Un pays d’enfants En République Centrafricaine, vous contredisez les statistiques si vous vivez plus vieux que 42 ans. Par moment, cela a l’air d’un pays d’enfants, bourdonnant avec des rires durcis autour de vous, le fusil en main, sans aucun adulte en vue. Ainsi quand je vois Zolo Bartholemew boitant dans les débris incendiés de la ville ( cette fois-ci dans le nord-ouest du pays, à l’extérieur de la ville de
Paoua ) il a l’air d’un mirage. Il n’a aucune dent, un visage fripé et quand je lui demande son âge, il ne le sait pas. Mais il se souvient. Il se souvient de la fin de la première présence des Français ici, et pourquoi ils étaient là.

« J’ai regardé mes parents forcés à travailler dans les champs quand j’étais un enfant, » dit-il en Sango, la langue locale.

« Quand ils sont devenus fatigués, ils ont été fouettés et battus pour aller plus vite. Ca a ressemblé constamment à cela. » Le drapeau français a été d’abord hissé dans le cœur de l’Afrique le 3 octobre 1880, sur la rive droite du Congo au nom de la Liberté, l’Egalité et la Fraternité… pour l’homme blanc.

Le territoire a été rapidement découpé entre les sociétés françaises, à qui on a donné le droit d’asservir les gens, comme les parents de Zolo, et de les forcer pour récolter le caoutchouc. Ce caoutchouc était produit pour les pneus automobiles vendus à Paris, Londres et New York. Un missionnaire français, le Père Daigre, a décrit ce qu’il a vu : « il est commun de rencontrer de longues files de prisonniers, nus et dans un état pitoyable, traînés par une corde autour de leurs cous. Ils sont affamés, malades et tombent comme des mouches. Ceux qui sont vraiment malades et les petits enfants ont étés abandonnés dans les villages pour mourir d’inanition. Les gens moins affectés tuent souvent les mourants, pour s’alimenter. »

Zolo fait un signe de la tête. « Quand les Blancs étaient ici, nous avons souffert même plus » dit-il. « Ils nous ont forcés à travailler. Nous étions des esclaves. »

Un administrateur français, horrifié, a écrit au cours des années 1920 que les gens du pays ont lutté contre leur asservissement par les entreprises coloniales en devenant « troglodytes, en se nourrissants minablement des racines jusqu’à ce qu’ils meurent de faim, plutôt qu’accepter ces fardeaux terribles. ». Les régions qui étaient « il y a seulement quelques mois riches, peuplées et durablement occupées en de grands villages » sont devenues, écrit-il, « des terres et des plantations à l’abandon, parsemées des villages délabrés. » Mais dans les années 1950, les hommes comme Zolo se sont soulevés en refusant la[page]

servitude. « Nous avons suivi Boganda, » dit-il.

Barthélemy Boganda est né dans un village Centrafricain, près d’ici, en 1910 et, comme enfant, il a vu sa mère se faire battre à mort par des gardes, responsables de la cueillette du caoutchouc pour une société française.

Il a monté les échelons progressivement à travers la prêtrise Catholique, s’est marié avec une femme française pour devenir rapidement le chef du mouvement pour la démocratie en Centrafrique.
Il commençait ses discours à l’adresse des Français en se présentant comme le fils d’un cannibale polygame, puis en leur donnant ensuite un cours sur les valeurs de la révolution française, avec une facilité qui les laissait stupéfiés et honteux. Il était le visionnaire d’une Afrique démocratique au-delà des tribus, au-delà des races et au-delà du colonialisme.

Il était le défenseur passionné de la pluralité des partis politiques, de la presse libre et des droits de l’homme. Il s’enthousiasmait à l’idée d’Etats-Unis d’Afrique, alliant les pays de l’Afrique Centrale. « Et ils l’ont tué, » dit Zolo, qui hoche de la tête, frappant le sol du pied. Le 29 mars 1959, peu de temps après que l’ère du pouvoir direct de la France ait pris fin, l’avion du Président Boganda a explosé en vol. La presse française a fait état d’ « objets suspects » trouvés dans les restes du fuselage, mais sur les ordres du gouvernement français, l’enquête locale a été abandonnée. A sa place, les français ont installé le dictateur David Dacko. Il a rapidement aboli les réformes démocratiques de Boganda, a ramené beaucoup de sociétés françaises et a réinstauré leur vieux système du travail forcé, en le rebaptisant
« travail au village. »

La domination française sur la République Centrafricaine, se souvient Zolo, n’a pas pris fin avec
« l’indépendance. » Elle s’est simplement transformée, prenant une forme nouvelle, plus insaisissable, qui est à la racine de la guerre actuelle.

Mais les preuves se trouvent au loin, à l’ouest, dans la capitale. « Rien n’arrive dans ce pays sans que quelqu’un tire un levier à Paris » me confie un chauffeur de taxi alors que je prends le chemin de Bangui à l’extrême sud du pays. En passant au milieu des hordes d’enfants dans la rue, la voiture soulève un nuage de poussière rouge. J’ai rendez-vous avec un responsable clandestin de l’opposition.

– Bangui :

Un président torturé Bangui ressemble à une ville surgie de la jungle il y a un siècle, et qui depuis lors y retourne imperceptiblement. Chaque bâtiment semble pris par la rouille et de grands jaillissements de végétation tentent de repousser les maisons et les magasins sur le côté, pour atteindre le ciel.[page]

Carrefour après carrefour on tombe sur des statues, des caricatures énormes, affreuses, d’africains représentés avec d’épaisses lèvres et des cheveux frisés à l’Afro, qui donnent à la ville l’allure d’une salle de vente du Ku Klux Klan.

Toutes les deux ou trois heures, l’électricité défaille et la ville hoquète puis s’arrête. Les gens traînassent dans les rues, en jouant aux cartes et en essuyant leur sueur avec le revers de leurs poignets. C’est pendant un de ces black-out que j’arrive au bureau d’un chef de l’opposition avec une délégation du groupe militant britannique « Waging Peace ». Son bureau est au-dessus d’une chaîne de magasins. C’est une pièce simple remplie de sculptures africaines et de peintures aux gloires passées et fanées. Il vient vers nous dans un costume vert et ( bien qu’il ne le dise pas ) nous savons tous qu’il prend un risque énorme en nous rencontrant secrètement comme cela. L’année dernière, 40 personnalités politiques qui ont critiqué le gouvernement du Président Bozize ont été jetées en prison et torturées.

« Ils ont essayé de tuer mon fils. Ils essaient de m’assassiner, » dit-il, avec un haussement d’épaules comme si c’était un fait sans gravité. Il donne les détails longs, horribles. Je ne peux pas les répéter ici parce qu’ils l’identifieraient, et deviendraient une condamnation à mort. « Le pays est dans une situation affreuse, » dit-il. « Nous avons été décrits par la revue « Foreign Policy » comme le pire état failli au monde, après l’Irak et l’Afghanistan. » Il qualifie la RCA aujourd’hui de « dictature totale et féroce » sous le pouvoir absolu de Bozize.
Les racines des guerres dans le nord-est et le nord-ouest sont simples, juge-t-il… « La population locale dans ces régions se révolte contre le gouvernement, parce que le gouvernement ne leur fournit rien. Il n’y a aucun service. Il n’y a pas même de routes. Alors les rebelles se soulèvent pour attirer l’attention sur eux, mais le gouvernement réagit en se déchaînant sur la région, en tuant les civils et en incendiant les villes. »

– le président torturé :

Qui est donc Francois Bozize et pourquoi est-il soutenu par la France avec ses troupes et son aviation ? Je téléphone au palais présidentiel, pour rencontrer l’homme dont les photos ornent chaque mur et qui vous regarde fixement derrière sa moustache soigneusement coupée. Finalement l’officier de presse du Président répond à mes appels. « Rappelez-moi, je suis à bout du crédit sur mon téléphone mobile, » et il me raccroche au nez.

Il promet ensuite une réunion avec le Président, mais trouve « des complications » mystérieuses qui le mènent à annuler à chaque fois. Bangui bruisse de rumeurs disant que Bozize devient de plus en plus paranoïaque et se cadenasse à double tour, employant même des goûteurs pour vérifier que ses repas[page]

ne sont pas empoisonnés, et qu’il refuse de rencontrer des étrangers par peur d’attentat.

Il ne me reste qu’à essayer de rencontrer les derniers survivants d’un journalisme indépendant, pour découvrir qui est vraiment ce fils chéri de la France.

Le Citoyen est distribué sur un mauvais papier photocopié et vendu chaque jour aux coins des rues pour quelques centimes, mais c’est l’un des bastions de la liberté d’expression en Afrique Centrale. Son rédacteur en chef, Maka Gbossokotto, a une barbe grise et nette, des pommettes carrées et des gonades d’acier. Il a été emprisonné pour avoir critiqué le Président et ses copains plus d’une fois, mais il exige pourtant que je le cite nommément. « Dans la prison, on nous donnait à manger du poisson pourri. J’ai attrapé la goutte. Les toilettes … » il hoche sa tête. « C’est l’enfer. » Il dit qu’il sait maintenant qu’ « il est très probable qu’un membre du clan présidentiel me tuera… Chaque matin quand je me réveille, je pense qu’il y a trois lits dans lesquels je pourrais me retrouver ce soir. Soit ici à la maison, soit l’hôpital ou la morgue. » Mais il poursuit : « je n’ai pas peur. C’est quand vous avez peur que vous perdez. »

Assis au milieu d’un délicieux nuage de fumée, tirant sur des cigarettes à haute teneur en goudron, Maka me conte la biographie du Président.
Il est né au Gabon voisin, et c’est le fils d’un agent de police de la République Centrafricaine. Bien que peu brillant à l’école, il a réussi à décrocher l’ emploi convoité de garde du corps de Jean-Bedel Bokassa, qui fut l’un des dictateurs les plus brutaux, flatté et encouragé par les français. Bokassa était célèbre pour sa folie. Il s’est déclaré « Empereur de Centrafrique, » a mangé le chef de l’opposition et ouvert le feu sur un groupe d’enfants qui réclamaient de l’aide pour acheter leurs uniformes scolaires.

Bozize portait la canne et le sac de Bokassa, Maka explique : « c’est en l’observant que Bozize a eu le goût du pouvoir. » Plus tard, « l’Empereur » l’a promu au grade de général. Quelques temps après, la folie de Bokassa en ayant fait un serviteur indésirable pour la France, ils ont appuyé un coup d’état contre lui.

Bozize était parti pour faire des études à l’Ecole Spécial Militaire du Saint-Cyr en France et était ensuite revenu pour organiser de son propre chef un coup d’état qui a tourné à la farce. En 1982, quand il a pris le contrôle d’une des stations de radio nationales et a annoncé qu’il était maintenant le Président, tout le monde a éclaté de rire.

Bozize a alors pris la fuite, puis quelques années plus tard il a été arrêté et ramené à Bangui pour être condamné. « Ils l’ont torturé, » raconte Maka. « Ils pissaient dans sa bouche, lui ont cassé des côtes, ils l’ont vraiment maltraité pendant trois ans. » Finalement, ont lui a permit de retourner en France pour recevoir des soins médicaux, et le gouvernement français a rapidement commencé à voir en lui un président alternatif, dans le cas où leur homme de l’heure deviendrait trop désobéissant et se mettait à[page]

avoir ses propres idées. Bozize, à l’origine un homme pauvre, disposa subitement d’argent pour mener une énorme campagne présidentielle. Il s’est présenté, il a perdu. Puis en octobre 2002, il a financé une vaste armée de mercenaires ( on peut se demander avec quel argent ) pour envahir la République Centrafrique à partir du Tchad voisin, parvenant ainsi à destituer le président et prendre le pouvoir suprême.
Depuis lors, il a « remporté » une élection contestable qu’il avait arrangée à sa guise en obtenant l’onction de la France. « La France considère le Centrafrique comme une colonie, » juge Maka. « Les présidents sont choisis par la France, et non pas élus par le peuple.

Les présidents ne servent pas les intérêts de ce pays ; ils servent les intérêts de la France. »

Il énumère les sociétés françaises qui utilisent la République Centrafricaine comme base pour accaparer les ressources de l’Afrique Centrale. Pour Maka, c’est ce comportement français qui est la cause des guerres dévastant actuellement le nord du pays. Celui qui devient président sait que son pouvoir vient de Paris, et non pas du peuple, il n’a donc aucune incitation pour construire et soutenir le développement du pays.

Les rébellions deviennent inévitables et le président les écrase à coup d’incendies de villages et de bombes françaises, comme je l’ai vu à Birao. « Le pays sera capable de se développer, uniquement lorsque la France arrêtera de mettre ces dictateurs en place et laissera les gens choisir, » ajoute Maka, en écrasant sa cigarette dans un cendrier débordant. « La République Centrafricaine progressera seulement le jour où le président aura peur de ses citoyens, et non des français. »

– Bossanga, En pays rebelle :

Je roule maintenant dans la chaleur étouffante de Bossangoa, la ville natale de Bozize, le dernier poste avancé de son pouvoir avant d’atteindre le territoire des « bandits-et-rebelles ». Les villages de Marie Céleste s’étendent sur des kilomètres. Silence. Des murs rongés par le feu. Villes mortes. Dans les maisons on voit des pots cassés, abandonnés quand leurs résidents ont fui les meurtriers en maraude de Bozize.

Je trouve une chaussure égarée.

Dans un autre village, la cloche qui appelle des enfants à l’école est accrochée sur la branche d’un arbre, oubliée. Sur le tableau figure la dernière leçon, une carte de la République Centrafricaine dessinée à la craie. Après une heure de route, au-delà de Bossangoa, dans la jungle, on retrouve des signes de vie. Dans un autre village brûlé, nous découvrons une vingtaine de jeunes hommes, en sueur, armées de Kalachnikovs.[page]

Nous nous rendons compte que nous sommes tombés à l’improviste dans un camp de rebelles.

Le chef de ces hommes vient vers nous ( c’est un ancien, il a 24 ans ) et nous serre la main. Il nous explique qu’ils font partie des rebelles de l’Armée Pour la Restauration de la République et de la Démocratie ( A.P.R.D. ), qui occupe cette région.
Ses « troupes » sont habillées bizarrement. L’un d’eux porte des lunettes de ski et un bonnet de neige, dans l’un des lieux sans doute les plus éloigné au monde des pistes de ski.
Un autre ne porte qu’un maillot de bain rouge brillant et une demi-douzaine de rubans de cartouches autour du cou. A ses pieds, une seule tong argenté de femme scintille au soleil. Ils nous expliquent que l’on ne leur permet pas de faire des déclarations ( seul leur chef peut le faire ) mais ils ont envie de se faire prendre en photo. Dès que je leur dis que je suis d’accord, ils se contorsionnent en des poses sauvages, se collent des balles dans leurs bouches, cherchent à en imposer et leurs visages prennent des expressions de rage factice, comme pour recréer un poster de Rambo.

L’un des soldats a un visage poupin, et ils me disent d’un air détaché, qu’il a 13 ans. Ils ressemblent aux adolescents de n’importe quel coin de rue n’importe où dans le monde, jouant aux rebelles. Sauf que ceux-ci sont de vrais rebelles, avec des vrais fusils. Un gamin de 13 ans avec un fusil est peut être amusant à voir, jusqu’à ce qu’il le tourne vers vous avec un sourire étrange. Je demande pourquoi ont-ils rejoint la rébellion. Leurs chef s’avance vers nous pour dire d’une voix basse, « Bozize a tué mon père, ma mère et mon frère. »

Il ouvre le haut de son gilet et nous montre la cicatrice d’un coup de couteau. « Ils ont cru que j’étais mort, donc ils m’ont laissé sur place. » Je leur demande ce que veulent les rebelles. « Nous voulons la paix, nous voulons des écoles, nous voulons des routes, » dit le chef.

La plupart d’entre eux hochent la tête. Voulez-vous le pouvoir ? « Cela relève de Dieu. Nous voulons des routes et des écoles. » Nous redémarrons pendant qu’ils agitent joyeusement leurs fusils dans notre direction, et reprenons la piste de maisons brûlées jusqu’à Paoua, une ville située tout à fait au nord-ouest.

Je suis assis sur un banc avec l’homme qui a ordonné de brûler tant de villages. C’est un lieutenant de la Garde Présidentielle ( G.P. ), qui mâche son chewing-gum au soleil, à l’abri derrière une clôture de barbelés et des gardes de sécurité somnolents.

La GP est une troupe de choc de l’armée du pays, qui rend des comptes uniquement au Président Bozize, sa propre milice privée.[page]

Quand vous les voyez s’approcher dans les rues, avec leurs yeux sauvages et leurs fusils prêts à tirer, l’adrénaline monte et les épines dorsales se raidissent. Sur la place du marché de Paoua, un
« officier » de la GP a braqué un fusil sur la tête d’un docteur de Médecins sans Frontières et lui a dit :
« Nous ferons ce qu’ils ont fait au Rwanda. » Et me voila en train de papoter avec un de ses chefs.

Il porte une robe pourpre brillante et un fez blanc et il nous répond, avec hésitation, oui, pour être interviewé mais nous ne pourrons pas dévoiler son nom. Il est jeune ( 33 ans ) avec les épaules voûtées. Son garde du corps est un paquet de muscles nerveux et il observe chacun des mouvements que nous faisons, prêt à bondir. « Alors lieutenant, pourquoi pensez-vous que les gens ont rejoint les rebelles dans la lutte contre vous ? » Il échange un regard avec son garde du corps. « Je ne sais pas, » lâche-t-il, tout en mâchant et remâchant son chewing-gum.

Pourquoi croyez-vous que les gens ont peur ainsi de la GP ici ? « Il y a eu quelques éléments non disciplinés, mais nous nous sommes occupés d’eux, » et il mâchonne de plus belle. Donc ils sont seulement indisciplinés, ces soldats qui brûlent des milliers et des milliers de maisons ? Vous ne leur en donnez pas l’ordre ? « S’ils brûlent des maisons, nous nous occupons d’eux. » Comment vous êtes-vous occupés d’eux ? « Nous utilisons la discipline. » Il arrête de se pencher et s’assoit droit. Vraiment ? Combien de gens avez-vous discipliné ? Quand ? Son garde du corps n’aime pas cette question ; il me lance un regard furieux. « J’avais un officier qui est allé au marché sans permission. Je l’ai discipliné. » C’est tout ? « Nous l’avons discipliné. »

Je fais remarquer, que ce n’est pas ce que les gens dans les villages nous disent. Ils sont terrifiés.

« Montrez-moi les villages. Je vous montrerai tout le bien que nous avons fait. » Après avoir quitté le campement, nous rencontrons un peu plus loin deux ouvriers, de l’organisation caritative italienne Coopi, visiblement pâlis et troublés. Ils expliquent que, pendant que le lieutenant nous assurait que ses forces sont disciplinées, un officier de la GP s’est approché sur une moto en agitant son fusil vers eux.

À chacune de ces scènes, c’est la même question qui revient, pourquoi ? Pourquoi l’état français fournit-il son soutien militaire et entraîne-t-il cette milice ? Le gouvernement français justifie sa présence en Centrafrique par un accord militaire, signé au cours des années 1970, pour protéger le pays contre les agressions externes. Les rébellions au nord, disent-ils sont soutenues par le Soudan et cela rentre en ligne de compte. « Mes amis, » se justifient-ils, nous protégeons le Président démocratiquement élu d’un voisin tyrannique et génocidaire.

Mais Je ne suis pas parvenu à trouver quiconque en Centrafrique, pas un seul, pas même le plus pro-français, qui croie que le Soudan a quelque chose à voir avec les rebelles.[page]

J’ai donc sollicité une rencontre à Bangui avec Louise Roland-Gosselin, directrice Anglo-française de l’ONG « Waging Pace [1] », spécialiste de la République Centrafricaine.

« La politique de la France ici en RCA fait partie d’une approche bien plus large, » estime-t-elle. « Nous appelons ce système la « Franceafrique. » Il a été créé par Charles de Gaulle pour remplacer l’ancien système colonial. Il y a clairement une continuité du système impérial jusqu’à aujourd’hui. » Les motifs de cette guerre, poursuit Mme Roland-Gosselin, sont à chercher du côté des dollars, des euros et de l’uranium. « Le but, et c’est la clé de voûte de l’opération, c’est d’exploiter les ressources africaines pour les acheminer vers des sociétés françaises, » dit-elle.

« La République Centrafricaine elle-même est une base pour permettre aux français d’accéder à toutes ces ressources partout en Afrique. C’est pourquoi elle est si importante. Ils utilisent cette base pour garantir aux compagnies françaises le pétrole venant du Tchad, les ressources du Congo, etc… Et évidemment, le pays lui-même a des ressources de grande valeur. La RCA a beaucoup d’uranium, dont la France a pas mal besoin car elle dépend de l’énergie nucléaire. En ce moment ils exploitent l’uranium du Niger, mais la RCA est leur plan B. »

Donc c’est partiellement une guerre pour l’énergie nucléaire ? « Oui, mais il y a aussi une grande partie de cet argent qui est acheminé, à travers la corruption, directement dans la vie politique française. Disons que si quelqu’un a besoin de construire une route ici en Centrafrique, le gouvernement français dépêchera une compagnie française sur place pour la réaliser, et la dite compagnie versera à la maison une somme non négligeable au parti politique français ’ concerné ’. »

Cette guerre néo-impériale a atteint sa folle apogée en 1994, quand le gouvernement français a utilisé le Centrafrique en tant que plaque tournante pour financer et contribuer au génocide Rwandais, qui fut le plus sanglant depuis la mort d’Adolf Hitler.

Vincent Mounie est une des principales figures de « SurVie », une organisation française surveillant les actions de son gouvernement en Afrique. Il explique : « La France était complice à part entière dans ce génocide. Il y avait là des troupes françaises avant, pendant et après le génocide, soutenant les forces de Hutu les plus extrêmes, pendant que ces derniers assassinaient les Tutsis.
Saviez-vous que les cartes d’identité, qui ont divisé la population Rwandaise, en Hutus et Tutsis, pour la préparation du massacre, ont été imprimées à Paris ? » La base militaire française à Bangui a dû être abandonnée en 1996, après qu’elle ait été incendiée par des gens du pays rendus furieux et excédés et par les tyrans imposés de l’extérieur.

Aujourd’hui les militaires français ont déménagés dans des nouveaux campements à Birao et la vieille[page]

base est à l’abandon. Mais je la regarde attentivement. C’est de là que sont partis les avions français qui ont soutenu les génocidaires du Rwanda.

Le président François Mitterrand a commencé sa carrière en soutenant une force génocidaire et il l’a terminée par un soutien à une autre force génocidaire. Jeune homme, il est monté en grade sous le régime hitlérien de Vichy, pour ne l’abandonner et rejoindre la Résistance qu’au moment où il était devenu évident que les démocrates gagneraient. Il est alors devenu Socialiste puis Président, quand finalement un nouveau génocide a fait irruption dans sa vie. Le gouvernement français considérait depuis longtemps que les nationalistes Hutus au Rwanda étaient « leurs hommes », les gens les plus compréhensifs pour toute demande française d’ouverture militaire ou économique.

Ainsi lorsqu’en 1989, les réfugiés Tutsis qui avaient été expulsés des dizaines d’années auparavant ont commencé à réclamer le droit de retourner dans leurs villes et villages, les français ont été furieux.

A ce moment là, Mitterrand voyait le mouvement des droits Tutsis comme une création de la CIA, conçue pour renverser un régime profrançais et le remplacer par un régime sympathisant avec l’Oncle Sam. Ses propres conseillers lui ont dit qu’il n’y avait aucun lien avec la CIA, mais il refusait de les écouter. Il a déclaré que les Tutsis étaient des « Khmers Noir », une force maléfique antifrançaise et a rapidement commencé à bâtir une force de défense du pouvoir Hutu. En moins de quatre ans, dès 1990, les français ont renforcé les forces militaires nationalistes Hutu au Rwanda, les faisant passer de 10,000 à plus de 40,000 hommes.

Les forces modérées du Rwanda avaient alors essayé désespérément de négocier un accord de partage du pouvoir entre les deux parties, « Mais le gouvernement français avait délibérément mis fin à toute tentative de négociation de paix, » me raconte Vincent Mounie. C’est alors que le massacre de la population Tutsi, hommes, femmes et enfants, a commencé.
Mitterrand a accordé des prêts encore plus importants aux Hutus, pour l’achat d’encore plus d’armes et de munitions.

Il tournait en dérision publiquement quiconque évoquait le génocide mené par les Hutus. Quand l’indignation internationale est devenue si grande que même Mitterrand ne pouvait plus l’ignorer, il a annoncé l’envoi d’une force d’interposition militaire pour arrêter le massacre.

« Ce dernier mensonge de la France était le plus cruel, » ajoute Mr Mounie. « Même à ce point, le but réel de Mitterrand était de reprendre Kigali et de restituer aux Hutus le pouvoir. »

A Birao aujourd’hui, bien des soldats qui patrouillent en ville sont des vétérans de cette « opération de sauvetage » Une patrouille militaire arrive pendant que je sirote du thé doux dans une de ces maisons[page]

branlantes. Ce sont des hommes venant de milieux ouvriers des banlieues de Paris et Lyon. Au cours de l’entretien, ils reconnaissaient avoir été au Rwanda, et être encore traumatisés par ce que leur avait ordonné de faire Mitterrand et ses hommes. « Les enfants nous apporteraient les têtes coupées de leurs parents en criant à l’aide, » se souviennent-ils, « mais nos ordres étaient de ne pas les aider. »

Un an après la fin de l’holocauste, Mitterrand a confié à un de ses conseillers : « Personne en France ne se soucie du génocide. »

Ces soldats déboussolés, assis dans la lumière du soleil couchant, prouvent que le vieux cynique s’était trompé, tout au moins à ce sujet.

– Mère, ne nous battez pas :

Dans le centre rouge poussiéreux de Bangui, une construction rouillée et croulante, symbolise cette guerre et le chemin qu’elle prend. Sur un côté de la route se trouve le vaste stade que le gouvernement français avait construit pour Bokassa au cours des années 1970, afin qu’il puisse se couronner en Empereur de l’Afrique Centrale et Seigneur de ses sujets.

C’est maintenant une ruine dangereuse en train de tomber en morceaux. De l’autre côté de la rue lui fait face le nouveau stade flambant neuf avec ses sièges douillets et ses sols en marbre. Il a été construit par les Chinois. La France n’est plus qu’un acteur de ce nouveau grand jeu, de cette course globale pour les ressources Africaines.

Les puissances mondiales conquérantes, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Chine se saisissent maintenant des richesses restant à l’Afrique, oubliant la démocratie et les droits de l’homme pour y parvenir. Mais même les dictateurs chinois se souviennent qu’il faut laisser un pourboire pour les richesses qu’ils ont pillées à Bangui. Les français, ont renoncé à cela depuis longtemps. Ils ne viennent qu’avec des balles et des bombes.

Comme je me prépare à quitter la RCA, des sources confirmées françaises et africaines me confient que Paris pourrait s’apprêter à abandonner le Président Bozize. Comme nombre de dictateurs d’Afrique Centrale avant lui, il a tiré trop durement sur la laisse française, s’imaginant qu’il exerce avec indépendance le pouvoir dans un pays libre. Il a décidé de nationaliser certaines des compagnies pétrolières opérant ici, y compris les méga sociétés françaises comme Total et ELF.

« S’il veut que les français écrasent ses rébellions et le gardent au pouvoir, il doit leur obéir, » me dit[page]

mon informateur. Bozize essaie de s’en occuper préventivement, en offrant aux chefs des rebelles une place dans son cabinet.

En passant devant son palais présidentiel pour la dernière fois, je me demande si sa paranoïa qui m’a empêché de le rencontrer est toujours justifiée. Pendant que mon avion m’emmène loin de Banqui, une voix Centrafricaine, une voix furieuse et exaltée, me poursuit.

Dans les jungles autour de Paoua, j’ai été conduit à l’entrée d’un village brûlé pour rencontrer Laurent Djim-Woei, le porte-parole des rebelles dans le nord-ouest. C’est un homme dont ses ennemis, et même ses disciples, parlent avec crainte et respect. Un groupe de jeunes hommes nous a accueilli. Ils portaient des lances au côté et arboraient des bonnets de ski et des cicatrices. Silencieusement, ils nous ont fait signe de la main pour les suivre au-delà des villages carbonisés et la végétation dense de la jungle. Finalement nous avons atteint une clairière.

Laurent était habillé en tenue de combat. Il avait un grand sourire, gâché par l’absence de presque toutes ses dents, et exhibait trois portables, accrochés autour de son cou. Il a fait défiler pour nous ses soldats en haillons, les mettant au garde à vous en leur criant d’une voix rauque des ordres en Sango. Puis, en nous invitant à nous asseoir, Laurent s’est lancé dans une conférence marathon, à peine compréhensible. Nous n’étions que quelques uns réunis dans la jungle silencieuse, mais il regardait au-delà de nous et sa voix s’enflait comme s’il s’adressait à un stade rempli de supporters.

Le Centrafrique a besoin d’un « chien de garde » qui « aboie pour réclamer la justice » et pas d’un
« chien qui vous commande comme nous en avions par le passé, » dit-il, ouvrant une longue série de métaphores étranges.

J’essayais de le ramener vers des exemples précis, que veut-il ? Il ne mentionnait que des idées abstraites ( la justice et la paix ) puis de temps à autre, exprimait parfois brièvement ses griefs avant de nous submerger à nouveau de métaphores enflammées et incompréhensibles. : « Bozize incendie nos villages. Un gouvernement ne devrait pas brûler les villages de son propre pays. Il est comme une mère avec son enfant, une mère ne brûle pas son enfant, ce serait de la folie. » Pendant que nous parlions, ses yeux exploraient nerveusement vers la jungle comme s’il s’attendait à un raid. « Nous, l’Afrique Centrale, nous sommes les enfants et la France est notre mère » dit-il, en s’appropriant bizarrement cette vieille métaphore raciste. « Les Français sont nos parents, et en bons parents, ils devraient changer de camp et nous soutenir, pas Bozize. »

C’est un sentiment qui continue à ressurgir au milieu des ruines des interventions françaises, malgré les circonstances, un appel à la France pour qu’elle devienne tout à coup une mère bienveillante, agissant pour le bien.[page]

Soudain je suis frappé par cette évidence, La France et la RCA sont enfermées en une étreinte maladive. La France meurt d’envie de cette richesse luxuriante, offerte par cette Afrique affamée. La population de l’Afrique Centrale espère qu’un Deus Ex Machina entre en scène qui résolve ses problèmes intérieurs par la violence.

Regardant au loin, Laurent lance : « Nous disons à la France : « Mère, nous sommes vos enfants, vous devez nous aimer comme une mère. Ne nous battez pas. » Dans la jungle, sa voix résonne à des kilomètres avant de s’éteindre, sans que personne ne l’ait entendue.

P.S. : Cet article est le deuxième volet de l’enquête menée par Johann Hari en République Centrafricaine. Lire aussi : ‘ Centrafrique, l’année terrible ‘

( ‘ Le Monde diplomatique ‘ 07/02/2008 )