Les observateurs et autres spécialistes des relations troubles entre la France et les pays africains ne manquent plus une occasion de nos jours pour nous entretenir de la perte d’influence française en terre africaine, quand ce n’est pas de la perte de l’Afrique tout simplement. Comment le phénomène s’observe-t-il ?
Il apparaîtrait, selon les observateurs et « les milieux dits autorisés », que malgré le spectacle offert sur le théâtre d’Abidjan en Côte d’ivoire, malgré ses manœuvres souterraines à Lomé au Togo, la France s’éloignerait de l’Afrique.
Pour l’illustrer, un certain Stephen Smith, aujourd’hui bien connu du microcosme parisien à cause de ses états de service comme spécialiste de la page africaine d’abord au quotidien « Libération », puis dans « Le Monde », vient de nous gratifier d’un ouvrage dont le titre révèle les prétentions de l’auteur.
Le journaliste franco-américain veut nous expliquer avec un brin de nostalgie et de regret « Comment la France a perdu l’Afrique », ( Calmann-Lévy, 2005. )
Stephen Smith Dans son avant-dernier ouvrage, Mister Smith nous avait déjà expliqué « pourquoi l’Afrique se meurt ».
Les analyses de notre expert se suivent, mais ne doivent pas se ressembler, n’est-ce pas ?
Le journaliste africaniste, expert non seulement en France, mais également sur l’autre rive de la Méditerranée, des relations franco-africaines, est tout à fait autorisé à répondre aux questions : d’abord « pourquoi » l’Afrique se meurt, l’Afrique doit mourir, « Africa delenda est… », puis « comment » cette Afrique devenue sans intérêt, où « les Africains se bouffent entre eux », a été abandonnée par la
France ?[page]
Ainsi donc, à travers ses envolées et commentaires journalistiques, Sir Stephen Smith nous apprend que la France, du moins son élite politique, est enfin tout à fait disposée à libérer l’espace géographique, politique, économique, culturel, militaire qui constituait jusqu’à présent son « pré-carré » africain. L’on se surprend à rêver que ce fût vrai. Nul doute que Mr Smith, responsable successivement des pages africaines de deux quotidiens parisiens prestigieux, est bien introduit dans les milieux politiques et les services spéciaux français. L’on ne prend aucun risque à affirmer que les commentaires de notre africaniste de « Libération » et du « Monde » expriment officieusement le point de vue des officiels français.
Cela étant, en ce domaine, faut-il le reconnaître, c’est l’attitude de Saint Thomas qu’il convient d’adopter. Saint Thomas, disent les évangiles, est cet apôtre qui n’a pas fait confiance à la seule annonce de la résurrection de son maître Jésus-Christ.
Il lui a fallu toucher du doigt, à la demande du « Fils de l’homme » lui-même, les cicatrices, vestiges de sa crucifixion, pour y croire. De la même façon, nous autres Africains, nous croirons que la France a abandonné l’Afrique, jusqu’à preuve de contraire sa terre chérie de prédilection, lorsqu’il n’y aura plus de forces armées françaises ( et tout ce qui leur ressemble ) stationnées sur le sol africain.
Ou lorsque « les amis de la France, les amis personnels et les parents » des présidents français ne remporteront plus systématiquement les élections en Afrique.
En attendant ce fameux soir, laissons-nous aller aux méditations solitaires, un exercice de pur style, en réplique aux prétentions de Mr Stephen Smith et posons-nous la question : « quel souvenir nous restera-t-il de la France ? ». Contrairement aux accents nostalgiques du citoyen franco-américain et de sa parentèle pour regretter la perte de l’Afrique, nous pensons, nous autres Africains engagés dans le grand mouvement planétaire de la Renaissance Africaine, que le départ de la France de nos pays occupés depuis le 15ème siècle, est la meilleure chose qui puisse nous arriver au Sud du Sahara.
« Si l’on nous demande de partir, nous partirons ». Nous disons : chiche ! à l’auteur de cette belle tirade. Contrairement à la célèbre prière de Léopold Sédar Senghor, suppliant « Jésus-Christ le Fils du Dieu vivant » lorsqu’il sera dans son royaume, « de placer la France, de toutes les nations européennes, à la droite du Père », nous autres Africains, nous nous rappellerons que dans la longue histoire tragique des relations avec l’Afrique, la France ne s’est pas fait distinguer par son comportement vertueux et moral à notre égard.
La France a tout simplement fait comme les autres.[page]
Elle a ainsi participé, comme les autres nations européennes, à l’abject commerce international du 15ème au 19ème siècle, plus connu sous la dénomination de « traite négrière transatlantique ».
La France est même allée plus loin dans cette barbarie : pour bien faire les choses et se distinguer des autres nations, elle a cru devoir codifier, non pas le monstrueux commerce en lui-même, mais la négation de l’humanité nègre.
Par cette action, elle a conceptualisé, c’est-à-dire construit dans le domaine intellectuel, des attributs déshumanisant l’existence et le vécu du monde noir. Ainsi, l’Edit de Versailles, plus connu sous le vocable courant de « Code noir », déclare tout simplement en son article 40 que l’esclave noir est un bien meuble, au même titre qu’un animal apprivoisé ou domestique.
Nous autres Africains, nous nous rappellerons que dans la longue durée de notre vécu avec la France, les propositions d’accolade amicale ou d’invite au dialogue avec cette nation ont toujours une arrière-garde de fourberie et de perfidie.
Des pans entiers de notre histoire commune sont jonchés de ces cadavres africains sur lesquels[page]
jusqu’à ce jour notre entendement reste béat. Que nous est-il donc arrivé ? Pourquoi l’élimination physique systématique des meilleurs fils d’Afrique ?
L’on reconnaît là une touche spécifiquement française des relations entre l’Occident et l’Afrique. Il est vrai, la colonisation reste la colonisation, fût-elle allemande, belge, britannique, espagnole, française, italienne ou portugaise.
Mais la particularité du modèle français de domination et d’asservissement a laissé sur le Continent noir et parmi toutes les populations d’ascendance africaine ses marques funestes. Il suffisait qu’une tête se fît remarquer.
Et nos « maîtres » blancs de la couper de la manière ostensiblement la plus barbare pour, prétendait-on, montrer l’exemple. Sans aucun doute, les considérations d’ordre racial ont prévalu dans ce traitement que les Nègres endurent systématiquement de la part des Blancs.
Sinon, comment comprendre que là où d’autres colonialistes n’ont pas osé user de la « solution finale », les Français ont mis un point d’honneur à l’appliquer à leurs colonisés. Il est à parier que s’ils avaient vécu dans un « pré-carré » français, Marcus Garvey, le panafricaniste Jamaïcain, Kwame Nkruma, le premier Président de la République du Ghana, et bien d’autres auraient connu le même sort que leurs congénères sujets français.
Il leur serait probablement arrivé un malheur. Ainsi, était condamné à mort le Nègre qui, dans une colonie française d’Afrique, était seulement surpris en train de lire le « Negro World », un bulletin d’informations édité par « l’agitateur » Marcus Garvey.
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La liste des nôtres qui se sont levés pour une tentative de dialogue avec la France ou de défense de nos peuples, et qui furent broyés pour crime de lèse-majesté n’est que trop longue : les généraux haïtiens Toussaint Louverture et Maurepas, le Martiniquais Delgres, le Centrafricain Boganda, le Congolais Lumumba, les Camerounais Um Nyobe, Moumie, Ossende Afana et Ouandie, le Burkinabè Sankara sont des figures emblématiques dont la France a décidé de priver le monde noir pour garantir la pérennité du système de la suprématie blanche.
Les Français ont toujours accueilli toute initiative de dialogue ou d’autodéfense de la part des Nègres comme une tentative de remise en cause de leur suprématie d’essence divine. D’où la pratique de l’élimination physique systématique.
Alors, « Douce France » , daigneras-tu un jour répondre à la question rituelle, celle que posent généralement les sages des villages africains à l’occasion des nos deuils : « Où sont nos frères ? Qu’en as-tu fait ? ».
Le plus surprenant est qu’aujourd’hui, les Etats africains ou ce qui en tient lieu continuent de manifester la même attitude séculaire de confiance aveugle et naïve, de complicité même, à l’égard d’une France égale à elle-même depuis la première rencontre avec l’Afrique au 15ème siècle, dont le dessein permanent est toujours de manipuler, au besoin jusqu’à l’assassinat ou au génocide, les hommes pour s’accaparer des richesses convoitées du Continent noir.[page]
Sur le plan culturel, il n’y a pas plus de raison pour nous autres Africains de regretter la France, L’appréhension de l’histoire et de la culture africaines par l’élite intellectuelle spécialisée, plus connue sous l’appellation d’africaniste, est à la source de la déshumanisation postulée des Africains et constitue le véritable fait générateur du racisme dont sont toujours victimes dans leur quotidien les Noirs en France.
Nous nous rappellerons qu’en plein 18ème siècle dit « des lumières » , pendant que son élite intellectuelle ( Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot, D’alembert ) dissertait sur l’égalité de tous les hommes, la France réservait aux Nègres dans ses colonies un traitement qui n’avait rien à envier aux camps de concentration nazis.
L’élite politique et intellectuelle française du 19ème siècle a pris, en héritage, le relais.
Le portrait robot du Nègre qui fut dressé au cours de cette période par nombre de spécialistes, chacun dans son domaine, a figé à jamais, peut on dire, l’image du Noir en Occident et reste pratiquement à ce jour la principale référence consciente ou inconsciente des Occidentaux, nonobstant les bonnes déclarations hypocrites, pour appréhender l’humanité Nègre.
Les exemples ne manquent pas dans l’héritage culturel et scientifique français pour illustrer l’état d’esprit de l’élite intellectuelle et son racisme apparent ou caché qui continuent de peser dans nos relations individuelles et collectives contemporaines avec le monde occidental.
– Dans sa « Réforme intellectuelle et morale », le plus grand essai politique, paraît-il, de la seconde moitié du 19ème siècle, Ernest Renan a dressé une bien curieuse hiérarchie raciale. Considérée par le monde du savoir de l’époque comme une donnée incontestable, cette hiérarchie continue à marquer les esprits.
Le classement qui s’en dégage est édifiant : la place de la race Nègre, « race des travailleurs de la
terre », vient en dernière position après « la race européenne, race des maîtres et des soldats » et « la race chinoise, race d’ouvriers ».
Ernest Renan reste lui-même une figure du patrimoine culturel et historique de France, dont les principaux artères des métropoles françaises arborent, en témoignage, fièrement le nom.
– En 1853, Joseph-Arthur de Gobineau, dans son célèbre ouvrage « Essai sur l’inégalité des races humaines » fortement documenté et appuyé d’une immense culture livresque et d’une solide expérience des voyages ( Joseph-Arthur de Gobineau était un diplomate français ), prétend que « toute civilisation découle de la race blanche, aucune ne peut exister sans le concours de cette race ».[page]
Lorsque les pays africains ont commencé à accéder à la souveraineté internationale au début des années 60, l’ « Essai sur l’inégalité des races humaines » de Joseph-Arthur de Gobineau a subitement retrouvé une seconde jeunesse grâce à une réédition bienvenue, dans le but de mettre en problème la capacité des Nègres à se gouverner.
– Paul Broca, « médecin, anthropologue, érudit, homme de laboratoire, mais aussi de communication
( 502 articles et contributions de 1847 à 1879 ), professeur à la faculté de médecine de Paris ( 1867 ), fondateur d’une école pratique d’anthropologie ( 1875 ), un des savants les plus illustres de son temps, et des plus honorés ( membre de l’académie de médecine en 1866, la 3ième République en fit un sénateur à la fin de sa vie ) » inventa une science étonnante, « la craniologie » ou « craniométrie », spécialisée dans la mesure des capacités intellectuelles des Nègres. Selon l’école de Broca, « la région du crâne, considérée dans son ensemble, est plus volumineuse dans les races caucasiques que dans les races inférieures ( nègres ) ».
L’objectif de l’équipe du docteur Paul Broca était bien évidemment d’établir « une sorte de palmarès des intelligences » sur la base des classifications raciales et de prouver scientifiquement l’infériorité de la race nègre.
– L’article définissant le mot « Nègre » dans la toute première édition du dictionnaire de Pierre Larousse en 1866, « Le Grand Dictionnaire du XIXe siècle », s’appuie sur l’ensemble des connaissances
« scientifiques » pour énoncer : « Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce blanche ».
– Dans l’article « Race » de la même édition, Larousse estime qu’« il y a plus de différences entre certaines races sauvages et certaines races civilisées qu’entre les races sauvages et les anthropoïdes ».
Pour lui, le « Nègre » est plus près du singe que de l’homme. En 1905, c’est-à-dire au début du 20ième siècle, le « Nouveau Dictionnaire illustré Larousse » propose la nouvelle définition suivante du mot
« Nègre, Négresse : ( latin niger : noir ), homme, femme à peau noire. C’est le nom donné spécialement aux habitants de certaines contrées d’Afrique… qui forment une race d’hommes noirs inférieure en intelligence à la race blanche dite caucasienne ».
Il est à parier que quelques restes des éditions du « Nouveau Dictionnaire illustré Larousse » sont encore amplement disponibles dans certaines bibliothèques ou paisibles familles de France ![page]
– Lamartine restera dans l’histoire l’auteur français qui aura osé mettre en scène dans son
« Toussaint-Louverture » des soldats français du corps expéditionnaire Leclerc ( 1850 ) pour salir publiquement par des injures la mémoire de Toussaint-Louverture, le héros de la première République moderne noire.
– Jules Ferry, Président du Conseil et grand colonisateur, est reconnu comme ayant été dans l’histoire le premier homme à utiliser le 29 juillet 1885, parlant des Noirs, le terme de « races inférieures » à une tribune officielle ( l’Assemblée Nationale française ). Pour lui, « les races supérieures ont un droit », celui de « civiliser les races inférieures » et la Déclaration des Droits de l’Homme n’a pas été écrite pour « les Noirs de l’Afrique équatoriale ».
Est-il donc encore surprenant qu’en ce début du 21ème siècle, l’infériorité du Nègre, collectivement comme individuellement, soit considérée comme un fait probant sur lequel le fleuron de l’élite intellectuelle française, dont la France reste si fière, a réuni toutes les preuves bibliques, historiques, scientifiques ? Il suffit de lire une œuvre de fiction ou de visionner un feuilleton de télévision français relatif à un pan de l’histoire africaine pour constater combien l’inconscient, le psychisme et l’imaginaire collectif de tout un peuple, le peuple français, sont biaisés et imbibés de racisme façonné des siècles durant par les représentations que son élite intellectuelle a bâties sur l’indigène et le colonisé.
L’image du Nègre dans cette production intellectuelle est vraiment malmenée.
– Que l’on se rappelle à ce propos « Nora la guenon devenue femme », ce personnage invraisemblable crée en 1929 par Félicien Champsaur, « un auteur à succès de l’entre-deux-guerres ». Une danseuse à la mode, noire, plus que jolie, fréquentant le Tout-Paris, était en réalité une guenon ayant fait l’objet d’une intervention chirurgicale par un savant fou. Il ne fallait pas être grand clerc pour reconnaître sous ces traits l’Africaine Américaine Joséphine Baker, danseuse et meneuse de la « Revue nègre ».
– Plus près de nous encore Charles Trenet, le mythe toujours vivant de la chanson française, lui aussi a eu l’occasion de laisser à la postérité au cours de l’émission de télévision Dim Dam Dom au début des années 1970 sa vision du monde noir : « les Noirs sont encore de grands enfants qu’il faudrait d’abord éduquer ».
Nous autres Africains, nous ne pouvons oublier que parmi les africanistes occidentaux, les Français occupent le haut du pavé négationniste de l’histoire africaine.
Malgré les témoignages oculaires des Anciens ( Pythagore, Thalès, Hérodote, Diodore de Cicile, etc… ), les africanistes improvisés de la dernière heure ou même de longue réputation nient et falsifient[page]
sciemment l’histoire africaine, cela pour des besoins de la suprématie raciale. Cheikh Anta Diop, l’historien africain « qui a exercé sur le 20ème siècle l’influence la plus féconde » et la plus rédemptrice, a enduré de la part des africanistes français un ostracisme obscurantiste et les insultes « ad hominem ».
C’est l’occasion de se demander s’il y a au monde une langue autre que le français, qui ait autant calomnié, insulté, humilié, blessé, nié l’humanité ou l’expérience historique nègre.
Alors, « Douce France », toi qui prétends être mon amie, en quoi es-tu différente des autres ? Tu m’as blessé comme les autres. Tu as fait couler mon sang autant que les autres l’ont fait. Les injustices, les faits et gestes que tu prétends avoir dénoncés ailleurs, tu me les as fait endurer sans état d’âme, non sans avoir tenté avec perfidie de persuader tout un chacun que je méritais mon sort, naturellement. Sans façon et sans regret, si nos chemins doivent se séparer ici et maintenant !