A Monsieur Jean-Pierre Raffarin Premier Ministre
Hôtel Matignon 57 rue de Varenne
75007 Paris
( Réf : CT/MMG/1204-1 )
Monsieur Le Premier Ministre,
Le Comité pour la Mémoire de l’Esclavage vous a remis ce mardi 12 avril son rapport sur les Mémoires de la Traite Négrière, de l’Esclavage et leurs Abolitions. Des nombreuses propositions contenues dans ce rapport, celle relative à une date de célébration nationale est sans doute la plus emblématique et la plus immédiate. Des dépêches d’informations émanant de l’AFP font état de votre intention de faire examiner ces propositions par un comité interministériel qui ne statuerait qu’au mois de juin prochain.
Permettez-moi d’appeler votre attention sur le risque, dans l’hypothèse où vous retiendriez une date au mois de mai, que la célébration ne puisse avoir lieu en cette année 2005. D’une part, ce retard invaliderait la déclaration de Madame la Ministre de l’Outre-Mer qui en mars dernier avait annoncé que
« le Premier Ministre annoncerait lui-même en avril le jour de son choix, après la remise du rapport et qu’une première commémoration aurait lieu dès 2005 ».
D’autre part et plus grave, tous ceux qui attendent l’annonce de cette date et le lancement des cérémonies et évènements annuels qui doivent marquer cette commémoration en seront profondément déçus. Il leur sera difficile de ne pas éprouver le sentiment d’avoir été abusé dans l’espoir d’une manifestation officielle de la volonté de l’Etat d’appliquer la Loi 2001-434 et en vertu de ses dispositions, de s’incliner devant la mémoire de ce crime contre l’Humanité.
En espérant que vous serez sensible à cette nécessité de ne pas surseoir davantage à une décision tant attendue. Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’assurance de ma très haute considération.
( Ch. Taubira comité pour la mémoire de l’esclavage ; Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ; Synthèse du rapport remis à Monsieur le Premier Ministre le 12 avril 2005 )
I) Pour une mémoire partagée de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions La très grande majorité de nos concitoyens du monde issu de l’esclavage ( Guyane, Guadeloupe, Martinique et La Réunion ) est convaincue que l’histoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions continue d’être largement ignorée, négligée, marginalisée.[page]
Ces concitoyens perçoivent cet état de fait comme un déni de leur propre existence et de leur intégration dans la République. Ils attendent de l’Etat, au-delà de tous les clivages, un acte symbolique fort et des actions, qui donnent un prolongement à la loi du 21 mai 2001. La commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage en France métropolitaine participera au travail de réparation historique que le Comité pour la mémoire de l’esclavage ( C.P.M.E. ) s’est fixé. Elle devra être l’occasion d’un hommage rendu aux esclaves et à leurs contributions à la culture et à la pensée, dans les écoles, les médias, les institutions culturelles et les plus hautes institutions de l’État. Il est entendu que cette date ne se substitue pas aux dates commémoratives propres à chacun des départements d’outre-mer et à Mayotte.
En France, l’abolition de l’esclavage est présentée comme un événement dont la République peut légitimement s’enorgueillir. Mais la célébration de l’abolition a eu jusqu’ici pour effet de masquer la longue histoire de la traite et de l’esclavage et d’opposer deux mémoires : la mémoire de l’esclavage et la mémoire de l’abolition. Le Comité souhaite rappeler que l’abolition de l’esclavage fut l’aboutissement de luttes et de résistances en Afrique, sur les bateaux négriers, dans les plantations, aux Amériques, dans les colonies esclavagistes anglaises, espagnoles, françaises, portugaises, néerlandaises, danoises, suédoises sans oublier l’impact de la Révolution haïtienne, et celui du mouvement antiesclavagiste en France et en Europe.
Le 10 mai 2001, les élus de la République adoptèrent unanimement une loi de portée universelle. C’est un vote historique. Plusieurs arguments ont été retenus par le Comité en faveur de cette date. La portée citoyenne : cette date permet à la communauté nationale de faire sienne la démarche qui a conduit à l’adoption de cette loi. C’est l’occasion de mettre en lumière le travail des descendants d’esclaves, de souligner les étapes de la lente prise de conscience qui, un siècle et demi plus tard, a permis la condamnation du crime et de marquer l’importance, pour la République française, d’assumer cet acte de reconnaissance.
La portée universelle : cette loi se fonde sur un droit nouveau élaboré à partir de la notion de crime contre l’humanité. Cette notion est centrale. Elle permet de porter sur la traite négrière et l’esclavage un regard contemporain qui s’appuie sur une longue histoire du droit humanitaire. Elle ouvre ainsi une porte aux mouvements de réappropriation de l’histoire de la traite et de l’esclavage autant dans les collectivités d’outre-mer, en France métropolitaine que sur le continent africain et américain.
Aucune histoire de l’esclavage ne peut s’écrire sans tenir compte des mémoires différenciées de l’esclavage. C’est la reconnaissance de cette multiplicité des mémoires qui seule permettra d’aboutir à une mémoire partagée et de construire une histoire commune. La mémoire de l’esclavage qui donne son[page]
titre au comité serait alors la promesse de cette mémoire partagée, elle-même autorisant ce que le philosophe Paul Ricoeur appelle un récit partagé.
Le CPME propose au gouvernement de la République française le 10 mai comme date de commémoration annuelle en France métropolitaine de l’abolition de l’esclavage. Le CPME propose que ce jour soit dénommé « Journée des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ». Le CPME préconise la mise en œuvre de cette proposition dès le 10 mai 2005.
II) Pour une meilleure connaissance de l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage dans les écoles Le rôle central de l’Éducation nationale dans la formation des citoyens n’est plus à démontrer. Les membres du CPME sont conscients de la difficulté à établir des programmes qui prennent en compte une multiplicité de faits et de données et qui doivent s’organiser dans un temps limité. Ils sont aussi informés des modalités des changements de programmes et de manuels scolaires.
Ces arguments ne peuvent cependant justifier la place mineure de la traite et de l’esclavage dans l’enseignement. Puisqu’il faut le rappeler, la République française a voté une loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme « crime contre l’humanité ».
Elle a donc reconnu et inscrit dans la loi la nécessité d’une réparation historique. Cette réparation historique doit se traduire dans les écoles où les futurs citoyens sont en droit de savoir pourquoi et comment la France fut une puissance coloniale et esclavagiste et comment l’abolition de l’esclavage fut accomplie. Pour les écoliers, collégiens, lycéens, dont les ancêtres furent déportés et asservis, l’intégration de cette histoire à l’école marquerait l’intégration de leur histoire dans le récit national.
Le Comité pour la mémoire de l’esclavage suggère un changement de perspective dans l’enseignement de la question de l’esclavage, des traites négrières et de leurs abolitions. L’histoire des injustices produites par la colonisation, les traites négrières et l’esclavagisme n’apparaît pas clairement comme un pôle important des programmes. Le traitement de ces questions dans une perspective globale, et non à titre d’exemples aléatoires, doit trouver une juste place.
D’abord parce que cette histoire s’insère à part entière dans l’histoire de l’expansion européenne, et en particulier de la France. Ensuite parce que dans la société française multiculturelle d’aujourd’hui, dans laquelle les revendications identitaires s’affirment, il apparaît important que toutes les composantes de la société se sentent partie prenante de l’histoire de France qui leur est enseignée. Cette reconnaissance historique du passé colonial de la France à travers un enseignement approfondi contribuerait à la mission de cohésion sociale qui est aujourd’hui une des priorités de notre Ecole.[page]
L’intégration de ces questions dans les programmes et les manuels à l’échelle nationale apparaît donc comme un point central de la réparation historique à mettre en œuvre. Le CPME souligne enfin l’importance de la notion de crime contre l’humanité, reconnue par la loi française : elle doit figurer au cœur de cette approche. Les programmes scolaires du lycée et de l’école primaire venant d’être récemment changés, il serait possible, en attendant un nouveau remaniement d’ensemble, d’informer, par circulaire, les enseignants de l’importance d’un changement de perspective dans l’étude de la question.
En matière de formation des enseignants du secondaire il serait souhaitable que les programmes de recrutement ( CAPES et Agrégation d’Histoire-Géographie, de Lettres modernes ou de Philosophie ) n’ignorent plus aussi systématiquement les sujets liés à la traite négrière, à l’esclavage et à ses processus d’abolition. Le CPME propose que ces programmes intègrent les composantes historiques, géopolitiques, philosophiques de ces questions, ainsi que les œuvres des écrivains francophones issus des sociétés post-esclavagistes, tant antillaises que réunionnaises ou encore haïtiennes.
Le CPME propose donc au Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche: – d’insérer à une place significative tous les aspects de l’esclavage et de la traite négrière dans les manuels scolaires en usage en France métropolitaine, – d’intégrer des sujets liés à la traite négrière, à l’esclavage et à ses processus d’abolition dans les programmes de recrutement ( CAPES et Agrégation d’Histoire-Géographie, de Lettres modernes ou de Philosophie ), de créer un événement culturel au sein des établissements scolaires, suscitant des productions écrites ou orales, sur toutes formes de supports, de créer des documents d’accompagnement ( recensement des sources et propositions de séquences pédagogiques ) à l’usage des professeurs des écoles et des professeurs du secondaire, de créer une semaine d’actions de sensibilisation dans les établissements scolaires autour de la date de commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage.
III) Favoriser la recherche sur la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions La recherche sur la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions est un enjeu majeur.
Son développement contribuera utilement à l’apaisement des controverses actuelles qui reposent trop souvent sur une méconnaissance des faits établis par les chercheurs des différents pays.
La recherche sur l’esclavage dans les colonies françaises et ses abolitions n’a pas encore pu jusqu’ici transformer le débat public sur ces questions. La recherche érudite a pour objet de mettre en lumière la complexité des faits et de déconstruire les mythes et les raccourcis idéologiques empruntés par des démagogues peu scrupuleux.[page]
De telles dérives auraient peu de prise dans un pays où la recherche serait suffisamment avancée et ses acquis largement diffusés par le système éducatif, comme cela est le cas pour d’autres grands drames de l’histoire. Il est urgent que s’établisse une relation entre recherche et débat public.
La recherche universitaire française sur ces sujets longtemps délaissés ou occultés a pris un immense retard par rapport aux travaux des chercheurs britanniques, nord-américains, jamaïcains, cubains ou brésiliens.
Lui fournir en ces domaines, les moyens, matériels et institutionnels, doit être une priorité absolue. Afin de répondre à cette exigence de développement de la recherche en sciences humaines et sociales sur les traites négrières, les sociétés esclavagistes et les processus d’abolition de l’esclavage, notamment sur les territoires relevant des anciennes colonies françaises, le CPME demande au Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, de soutenir son projet de création de laboratoire inter-universitaire de recherche comparative sur les traites négrières, les esclavages et les abolitions.
Il pourrait accueillir des chercheurs européens, africains, nord-américains, brésiliens, du monde arabe… pour encourager des regards croisés sur la traite et l’esclavage.
A ce titre, il est essentiel d’encourager une ouverture résolument européenne de la réflexion et de la recherche sur ces questions. Le laboratoire de recherche comparative inter-universitaire sur les traites négrières, les esclavages et les abolitions devrait s’inscrire dans un projet plus vaste de création d’un Centre National d’Histoire et de Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, qui abriterait également un centre de documentation et des salles de conférences, de séminaires et d’exposition.
Le CPME demande le soutien du Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et du Ministère de la Culture et de la communication pour :
– la création d’un Centre National d’Histoire et de Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions qui abriterait un centre de documentation, une salle de conférences, des salles de séminaire, une salle d’exposition et le Laboratoire inter-universitaire de recherches comparatives
– la création d’un laboratoire inter-universitaire de recherche comparative sur la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions
– faire connaître le prix annuel dédié à une thèse sur l’esclavage ou ses abolitions.[page]
IV) Préserver la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et leurs abolitions.
Le CPME demande au Ministère de la Culture et de la Communication :
– d’établir un inventaire dans les collections nationales et régionales des objets relatifs à la traite négrière, à l’esclavage et à leurs abolitions, ainsi qu’un état présent des lieux, musées, monuments, relatifs à la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions
– d’intensifier le programme national de collecte des archives privées relatives à la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions. Le CPME soutient l’initiative de la Direction des Archives de France de dresser l’inventaire national des archives relatives à la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions en vue de la publication d’un « Guide national ».