Edward Goldsmith nous livre une analyse crue de l’aide en direction des pays du sud, qui n’est selon lui qu’une astuce financières permettant aux firmes multinationales de multiplier leurs profits sous couvert d’aide humanitaire.
La technique du » colonialisme informel » n’est pas neuve. Elle a souvent servi pendant l’ère coloniale, en Égypte comme en Tunisie. Le bey de Tunis avait beaucoup emprunté pour renforcer son armée et relâcher ses liens avec la Turquie. Une grande part de la somme empruntée correspondait à des obligations détenues par des Français, qui réclamèrent l’aide du Quai d’Orsay et furent entendus.
La gestion du bey devait être soumise à une supervision, technique éprouvée par la France et l’Angleterre et que prolonge le FMI. La commission mixte Franco tunisienne, créée en 1869, imposa des conditions draconiennes. Elle s’octroyait le droit de collecter et de distribuer les revenus de l’état afin de garantir que les actionnaires fussent les premiers servis.
Le président William Charron vient justement d’obliger le Mexique à accepter un accord semblable, en hypothéquant sa principale richesse, le pétrole, en échange d’un près de plusieurs milliards de dollars pour servir de caution aux financiers de Wall Street. A partir de 1869, les finances publiques de la Tunisie, et donc son gouvernement effectif, sont sous contrôle étranger. La Tunisie devient une
» colonie informelle « .
Les pressions étrangères pour le paiement des intérêts s’accroissent, le bey doit augmenter les impôts, et, de ce fait, le peuple s’agite et accuse le gouvernement d’être vendu aux étrangers. L’annexion réelle a lieu en 1881 ( peut être n’aurait elle pas eu lieu sans fa crainte que l’Italie ne prenne les devants ).
Une histoire identique s’est déroulée en Égypte.
Harry Magdoff la résume à la perfection :
» La perte de souveraineté de l’Égypte rappelle le produit de l’œuvre en Tunisie : crédit facile prolongé par les Européens, banqueroute, contrôle croissant de la commission de la dette extérieure exploitation des paysans pour récolter les fonds du service de la dette, agitation nationaliste grandissante conquête militaire pur un pouvoir étranger « .
L’ère du développement a, bien entendu, perfectionné la technique du prêt comme moyen de contrôle. On en cache désormais le plus gros sous l’euphémisme « aide », justifiée par la pauvreté du tiers monde, un symptôme de sous développement, dont le développement semble le palliatif automatique. Pour y remédier, il faut des capitaux et un savoir technique, ce que, précisément. le système des firmes occidentales procure.
Selon les mots de John M. Galbraith, » ayant le vaccin, nous avons inventé la vérole « .
On érige actuellement en modèle les nouveaux pays industriels comme la Corée du Sud, Taiwan,[page]
Singapour ou Hongkong. Or ni Singapour, ni Hongkong n’ont beaucoup emprunté pour leur développement. Taiwan, a emprunté un peu, au début, mais a su résister à la pression des Etats Unis polar l’amener à dépenser plus. Seule la Corée du Sud a emprunté de façon notable. Si elle a réussi là où d’autres ont échoué, et racheté sa dette par les exportations, c’est parce que, précisément, elle a su résister aux pressions de la Banque mondiale et du FMI qui insistaient pour qu’elle ouvre ses marchés.
Le contrôle des importations et des capitaux a été maintenu par Séoul, comme l’avait fait auparavant le Japon. S’il est clair que le développement exige des capitaux, note l’économiste Cheryl Payer, » dans le monde d’aujourd’hui, la vraie rareté n’est pas le capital mais les marchés. L’aide se révèle actuellement un excellent instrument pour ouvrir les marchés, une bonne part de cette assistance étant liée à l’acquisition de produits exportés par le pays donateur. Comme les colonies de jadis, forcées d’acheter les biens manufacturés de la métropole, les bénéficiaires des crédits doivent dépenser jusqu’à 70 % d’un argent censé soulager la pauvreté et la malnutrition en biens d’équipement inadaptés et en produits industriels des généreux donateurs.
Et s’ils osaient refuser d’acheter, ils se retrouvèrent vite à, genoux par la simple menace de supprimer les ressources dont ils dépendent toujours plus.
Ainsi conçue, l’aide est, en général, inutile aux pauvres du Sud pour la bonne raison que l’économie locale, qui seule peut les nourrir, n’a nul besoin d’autoroutes, de grands barrages, de semences hybrides engrais et pesticides de la révolution verte « .
Ces produits n’intéressent que l’économie globale qui s’étend aux dépens de l’économie locale, dont elle détruit l’environnement, dont elle désagrège les communautés, dont elle capte les ressources une à une : eaux, forêts terres.., et bras.
La crise de la dette du début des années 80 avait tari l’investissement privé dans les pays du Sud, et l’argent frais proposé par les banques multinationales du développement servait surtout au remboursement des intérêts sur les prêts que les pays débiteurs avaient contractés auprès des institutions privées, Tout cela a changé en quelques années. L’investissement privé dans certains pays du Sud appelés désormais » pays émergents « , a progressé par bonds pour atteindre 200 milliards de dollars par an, dont la moitié en placements à long terme, l’autre moitié en fonds spéculatifs à court terme.
Cette augmentation massive s’explique en partie par l’inadéquation entre les immenses sommes d’argent disponibles aux Etats Unis et dans les autres pays industriels, qui cherchent à se placer, et le manque d’opportunités dans les Etats développés. En partie aussi parce que l’on a instauré dans le monde entier des conditions on ne peut plus favorables aux sociétés multinationales : une abondante main-d’œuvre non qualifiée, mais aussi des techniciens et cadres hautement qualifiés, à très bas prix.[page]
Ces sociétés ont, de surcroît, accès à tous les services financiers et aux dernières techniques informatisées de production et de gestion.
Qui plus est, l’Organisation mondiale du commerce ( O.M.C. ) met désormais les pays du Sud dans l’obligation d’accepter tout investissement étranger, de traiter en » compagnie nationale » toute firme étrangère établie sur leur sol dans l’agriculture, les mines, l’industrie et les services, d’éliminer les droits de douane et quotas d’importation sur toute marchandise, produits agricoles y compris, et d’abolir les obstacles non tarifaires au commerce, tels que la législation sur le travail, la santé et l’environnement qui risqueraient d’augmenter les coûts de production.
Aucun gouvernement, même au Nord, n’exerce plus de contrôle sur les entreprises multinationales. Si une loi dérange leur expansion, elles menacent de partir, et elles peuvent le faire sur le champ. Elles sont libres de courir la planète pour choisir la main d’œuvre la moins chère, l’environnement le moins protégé par la loi, le régime fiscal le moins onéreux, les subsides les plus généreux.
Plus besoin de s’identifier à une nation ou de laisser un attachement sentimental ( fût il patriotique ) entraver leurs projets. Elles se trouvent totalement hors de contrôle. A mesure qu’un petit nombre de firmes s’emparent du marché mondial des biens qu’elles produisent et distribuent, la concurrence entre elles correspond de moins en moins à leur intérêt. La compétition réduit les marges ; la coopération, en revanche, leur permet de renforcer leur emprise sur les gouvernements, et de faire face à l’opposition grandissante des mouvements populistes, nationalistes ou autres, qui voudraient réduire leur influence et leur pouvoir.
De plus en plus, les firmes pratiquent l’intégration verticale, qui leur permet de contrôler chaque étape du fonctionnement de leur secteur, de l’extraction des minéraux, par exemple, à la construction d’usines, à la production de marchandises, au stockage, au transport vers les filiales étrangères, à la vente en gros et au détail.
Elles s’assurent que ce sont elles qui fixent les prix à chaque étape, et non comme elles le font croire le marché. Les transactions mondiales s’opèrent de plus en plus massivement entre les multinationales et leurs filiales. Il ne s’agit plus de commerce véritable mais du produit d’une planification privée centralisée à l’échelle de la planète. Pour Paul Enkins, économiste et écologiste britannique, les multinationales deviennent » des zones géantes de planification bureaucratique, au sein d’une économie, par ailleurs, de marché. Une similarité fondamentale existe, selon lui, entre firme géante et entreprise d’Etat… «
Les deux emploient des structures de commandement hiérarchisé pour allouer des ressources dans les frontières de leur organisation, au lieu de se tourner vers le marché. Quel garde fou, se demande t-on, pourrait empêcher 50 %, 60 % ou 80 % du commerce mondial d’opérer ainsi l’intérieur des frontières d’organisations ? Notre avancée sur cette voie peut déboucher sur l’ère de planification centrale à[page]
l’échelle de la planète : le colonialisme global des firmes. Ces nouvelles puissances coloniales ne répondent pas à leurs actes et ne rendent compte qu’à leurs actionnaires. Ce ne sont guère que des machines à accroître leur profit immédiat.
Mais elles auront désormais le pouvoir de forcer un gouvernement à défendre, si besoin, leurs intérêts contre ceux du peuple qui l’a élu.
Ce nouveau colonialisme des firmes transnationales risque fort d’être le plus impudent et le plus brutal que l’on ait jamais vu. Il pourrait déposséder, appauvrir et marginaliser plus de gens, détruire plus de cultures, causer plus de désastres écologiques que le colonialisme de jadis ou le développement des cinquante dernière années. Combien de temps tiendra t’il ? Peut être quelques années ou quelques décennies, mais une économie générant la misère à cette échelle ne peut survivre longtemps.