La Suisse fait mine de découvrir son passé esclavagiste.

La Suisse a aussi les mains sales, titrait le ‘ Swissinfo ‘ du 22 août 2003. ( Ci-joint les articles les plus parlant ). L’UNESCO a fait du 23 août la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition. Le professeur d’histoire Hans Fässler évoque avec Vanda Janka le devoir de mémoire de la Suisse.

Fort de ses recherches, Hans Fässler affirme que l’absence d’accès à la mer n’a pas empêché la Suisse de participer activement à la traite négrière. Le fameux « commerce triangulaire » qui entre les XVIe et XIXe siècles s’est organisé entre l’Europe, l’Afrique et le Nouveau Monde.

A titre d’exemple, des banques suisses ont possédé jusqu’à un tiers des actions de la Compagnie des Indes, société française qui disposait notamment d’un monopole dans la traite négrière en Afrique de l’Ouest. Des maisons de négoces ont financé ou commercé avec des entreprises esclavagistes. Alors que certains ressortissants suisses se sont distingués dans la répression de soulèvement d’esclaves. Bref, les implications de la Suisse dans l’histoire de la traite négrière seraient plus importantes que n’en témoignent les livres d’histoires.

Dans un contexte international qui reconnaît désormais l’esclavage au titre de crime contre l’humanité, Hans Fässler affirme que la Suisse ne peut pas faire l’économie d’une nouvelle introspection.

Swissinfo : Pourquoi la question du rôle de la Suisse est-elle aussi importante à vos yeux ?

Hans Fässler : La Suisse a un devoir de mémoire. Au même titre que les autres pays occidentaux, elle a, en outre, l’obligation de s’interroger sur la provenance de ses richesses. Après l’affaire des fonds en déshérence et les doutes concernant sa collaboration avec le régime de l’apartheid, le pays doit maintenant affronter le troisième chapitre sombre de son histoire.

Celui de sa participation à l’un des plus grands crimes commis contre l’humanité. Le processus est d’autant plus douloureux que la Suisse a déjà fait un sérieux travail d’introspection. Pour autant, nous ne pourrons pas faire l’économie de ce travail. La pression des organisations et des cercles d’intellectuels africains se fait toujours plus insistante pour que les pays occidentaux payent leurs dettes coloniales.

Swissinfo : Comment expliquez-vous le récent intérêt de la communauté internationale pour la question de la traite négrière ?

H. F : Ces journées internationales du souvenir reflètent, avant tout, la volonté de certains pays, dont la Suisse, de faire toute la lumière sur leur passé. Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent pour exiger un devoir de mémoire mais aussi une analyse des conséquences de l’esclavage sur notre monde[page]

contemporaine. Il a fallu attendre la fin de la guerre froide pour que les nations acceptent d’entrouvrir ce chapitre de l’histoire. Auparavant, le sujet était tout simplement tabou.

Et ceux qui osaient l’aborder publiquement étaient généralement considérés comme des ennemis de la nation. En Suisse, comme ailleurs, on estimait que la critique intérieure contribuait à affaiblir le pays dans sa lutte contre l’ancien bloc de l’Est.

Cet argument a permis d’étouffer pas mal de grognes. Mais les répercussions de la colonisation et de la traite négrière sont trop importantes pour être éludées. D’autant que, en automne 2001 à Durban, la Conférence mondiale contre le racisme a relancé le débat en reconnaissant que le commerce transatlantique d’esclaves constituait un crime contre l’humanité.

Swissinfo : La Suisse est-elle prête à faire son autocritique sur la question ?

H.F : Il y a toujours des irréductibles qui estiment inutile de se pencher sur ce lointain passé.

Je constate toutefois que, à gauche comme à droite de l’échiquier politique, on est désormais disposé à aborder la question. Mes recherches ont débouché sur une quinzaine de propositions parlementaires tant au plan fédéral que cantonal et communal.

La douzaine de réponses déjà reçues prouvent que la question ne suscite plus les passions. Le canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures, la ville de St Gall et celle de Bâle se sont même déclarés prêts à apporter leur soutien financier à un éventuel projet de recherche national sur la question.

Quant à l’interpellation, déposée au niveau fédéral par la députée Pia Hollenstein ( Vert/SG ), elle n’a, pour l’heure, pas encore été traité au plénum. Dans sa réponse, le gouvernement a toutefois tenu à souligner que la Suisse avait soutenu la Déclaration et le programme d’action de la Conférence mondiale de Durban contre le racisme et, de ce fait, reconnu l’esclavage et la traite des esclaves comme crimes contre l’humanité.

Swissinfo : Concrètement, que fait la Suisse pour éclairer cette zone de son passé ?

H.F : Au plan politique, je dirais que c’est un sujet qui doit encore mûrir. En revanche, la question de l’esclavage interpelle désormais les cercles universitaires.
A titre d’exemple, en novembre, l’université de Lausanne organise un colloque qui réunira, entre autres, de nombreux historiens de renom. Une conférence internationale est également prévue à Bâle.

Et un ouvrage consacré à la participation de la Suisse à l’esclavage sera aussi publié prochainement.[page]

Swissinfo : Faut-il s’attendre à de nouvelles demandes d’indemnisation ?

H.F : Il est évident que certains milieux étudient la question. Toutefois, les principaux pays concernés par la traite négrière demandent avant tout que les occidentaux reconnaissent leurs responsabilités. Pour ma part, je crois que l’Europe a un devoir de restitution dont la forme reste encore à définir.

Il peut s’exprimer au travers d’actes purement symboliques, par le biais d’une nouvelle forme de coopération avec ces pays ou par l’intermédiaire de l’entraide qui leur est accordée.

( Swissinfo, Vanda Janka ‘ L’argent de l’esclavage dans les coffres suisses ‘ – 26 octobre 2005 )

Après « La Suisse et l’esclavage des Noirs », paru en français en avril, un second livre de Hans Fässler analyse le rôle de la Suisse dans l’esclavagisme. « Reise in Schwarz-Weiss », qui vient de paraître, montre que les entreprises suisses ont gagné des fortunes grâce aux esclaves.

Dans ce nouveau livre paru aux éditions Rotpunktverlag ( et disponible pour l’heure seulement en allemand ) l’historien Hans Fässler montre que la Suisse a bien été impliquée dans le commerce des esclaves.
Dans toutes les régions du pays, l’auteur a retrouvé la trace d’investisseurs qui ont financé ce commerce, d’entrepreneurs qui ont possédé des esclaves ou de soldats qui ont participé à la répression de leurs révoltes.

L’esclavagisme constituait la base d’un système économique complexe autour de l’Atlantique. Ce système a largement contribué au développement économique européen des 18e et 19e siècles. Au cours des 19 chapitres du livre, Hans Fässler montre comment la Suisse a réussi à tirer parti de cet essor du commerce international.

Au 18e siècle, la Suisse importait plus de coton produit par des esclaves que l’Angleterre.

L’historien saint-gallois a commencé à s’intéresser aux relations entre la Suisse et l’esclavagisme durant la préparation d’un spectacle consacré à un héros haïtien de la révolte des esclaves, Toussaint Louverture. Hans Fässler a créé ce spectacle pour les 200 ans de l’entrée de St-Gall dans la Confédération en 2003. Lors de ses recherches, il est tombé sur des familles st-galloises qui possédaient à l’époque des plantations avec des esclaves.

Le fait a suscité sa curiosité, car cela ne correspondait pas à l’image qu’il avait de la Suisse. Et son enquête a apporté son lot de révélations. Un premier livre sur la question, intitulé « La Suisse et l’esclavage des Noirs », est paru en français en avril aux éditions Antipodes. Un système économique[page]

européen Les révélations de Hans Fässler avait suscité un débat politique en Suisse. Pourtant, les relations négrières de la Suisse du 18ème siècle ont été le fait d’individus, et non pas celui d’une politique nationale ou cantonale.

Est-ce donc aux institutions de s’interroger sur ce passé ? C’est une question que Swissinfo avait posé à Hans Fässler en mars 2003.

« Pour moi, ce n’est une question ni nationale, ni individuelle. Je préfère voir cela d’un point de vue européen. C’est-à-dire que la traite était un système économique qui enveloppait toute l’Europe, et personne ne peut dire qu’il n’en faisait pas partie », avait répondu l’historien.

La Suisse n’a pas d’accès à la mer. Ce qui ne l’a pas empêché, au 18e siècle, d’être liée à l’exploitation négrière.

Les noms de plusieurs grandes familles helvétiques figurent dans les annales du commerce triangulaire. La Suisse du 18ème siècle. Ses bergers et ses troupeaux. Ses montagnes et ses cascades, tant chantées par les voyageurs de l’époque. Oui. Mais derrière cette Suisse idyllique, ou plutôt à côté d’elle, existait une autre Suisse. Une Suisse engagée dans son époque, et dans un espace nommé l’Europe.

Même les apparences peuvent être trompeuses : « Dans les montagnes d’Appenzell Rhodes-Extérieures, les ouvriers du textile savaient toujours à quelle heure partait un convoi de navires portugais en direction des Antilles », relève Hans Fässler, ce politicien et cabarettiste saint-gallois qui s’est plongé dans de longues recherches sur la question. La globalisation, déjà un grand voilier, au départ d’un port européen. En Afrique, on échange des produits manufacturés contre une cargaison de « bois d’ébène ». En Amérique ou aux Antilles, on vend ensuite les esclaves et on acquiert les biens coloniaux qu’on rapporte en Europe. C’est le fameux « commerce triangulaire ».

La Suisse n’est pas un pays maritime, comment aurait-elle pu participer à la traite négrière ?

s’interrogeront les âmes innocentes. Alinghi a bien remporté la Coupe de l’America. Rien n’est donc impossible. L’Europe, déjà à l’époque, n’est pas qu’une juxtaposition d’Etats. Le réseau des liens financiers et commerciaux est dense. Et la Confédération helvétique, les cantons qui la constituent, y sont totalement insérés.

La Suisse est notamment très orientée vers les ports français ( Marseille, Bordeaux, Nantes ) hauts-lieux du commerce négrier. Par le commerce des textiles, qui faisait partie intégrante de la traite, mais aussi par la finance.[page]

Le commerce triangulaire nécessitait en effet des masses importantes d’argent. Pour affréter et assurer les bateaux, financer l’équipage, acheter les marchandises qu’on allait exporter en Afrique. Bref, pour mettre en place des expéditions qui étaient très lourdes, et qui ne rapportaient pas immédiatement.

Car du départ d’un bateau jusqu’à son retour, avec à bord les denrées coloniales dont on allait pouvoir tirer profit, il pouvait s’écouler deux ans…
D’où l’importance de bailleurs de fonds, ces commerçants-banquiers qui connurent alors un important essor.

Déjà, le monde des actions et de la spéculation était au rendez-vous. Des noms… Au jeu de l’engagement commercial et financier, « ce sont tous les grands noms de la bourgeoisie du 18ème siècle qui sont impliqués, Zellweger dans les Rhodes-Extérieures, Zollikofer et Rietmann à Saint-Gall, Leu et Hottinger à Zurich, Merian et Burckhardt à Bâle, De Pury et Pourtalès à Neuchâtel, Picot-Fazy et Pictet à Genève », constate Hans Fässler.

Des noms connus et respectables. Comme sont respectables les noms que l’on donna à certains vaisseaux, ainsi une entreprise vaudoise a-t-elle affrété deux bateaux, le « Pays de Vaud » et le « Ville de Lausanne », pour les adapter au transport des esclaves du Mozambique. Par la suite, un troisième bateau, l’ « Helvétie », a également pris part à ce type de transport…

« Au Surinam, il y avait des plantations, dirigées par des Suisses, qui s’appelaient ‘ Helvetia ‘ ou ‘ La Liberté ‘. C’est assez cynique », constate Hans Fässler.

En matière de domaine colonial, on peut également citer le « Purysburg » qu’un De Pury créa en Virginie. L’un de ses fils périt lors d’une émeute d’esclaves. A noter également qu’à l’époque, on parlait du « Royaume Pourtalès », tant la famille neuchâteloise était riche et puissante, notamment de par le commerce des ‘ indiennes ‘, ces tissus qui servirent largement à l’échange contre des esclaves.

Moral ou immoral ?

On se souvient du débat autour des avions Pilatus. Ces avions civils qui pouvaient aisément être transformés en engin de combat. En matière d’exportation, à gauche, on voulait les classer ‘ matériel de guerre ‘. Dans les milieux économiques, on s’y refusait. En matière de produits coloniaux, le débat est similaire :

« Par rapport au coton, au café, au sucre, certains disent que ce commerce n’avait rien d’immoral ni de criminel », constate Hans Fässler.[page]

Qui ajoute : « Mais si on regarde ça de l’autre point de vue, pour un historien africain ou antillais, il s’agit d’un système qui n’était possible qu’avec la traite des noirs et les plantations ».

« Le 5 février 1803, le premier bataillon de la troisième demi-brigade helvétique, soit huit cent quarante hommes, partait, pour Saint-Domingue, à bord du ‘ Formidable ‘. Le capitaine Wipf, de Schaffhouse, commandait ce bataillon qui fut entièrement perdu, à onze exceptions près, soit lors d‘engagement divers, soit par suite de climat insupportable, soit enfin et surtout en suite des ravages de la fièvre jaune. »

La Suisse et le commerce négrier « Considérant la seule traite par l’Atlantique, trois pays se détachent nettement dans la première catégorie en totalisant 89,9 % des expéditions: l’Angleterre vient largement en tête avec 41,3 %, suivie du Portugal et de la France avec respectivement 29,3 % et 19,2 %. Il reste des miettes pour les nations du Nord, 5,7 % pour la Hollande, 1,2 % pour le Danemark. ( Quant aux 3,2 % qui manquent pour faire le compte, ils appartiennent à l’Amérique. )

Un pays européen de poids ne figure pas dans ces statistiques : l’Espagne. Sa Majesté Très Catholique, dont les colonies américaines consommaient pourtant beaucoup d’esclaves, en concédait le monopole du commerce à d’autres plutôt qu’à ses sujets. Un pays comme la Suisse compensait son handicap géographique par la densité de son réseau commercial européen. De grandes sociétés implantées à Neuchâtel, Genève ou Bâle avaient des filiales dans les grands ports comme Nantes et Bordeaux et elles entretenaient des relations étroites avec les firmes et les banques d’origine protestante. Quand les négociants suisses n’armaient pas eux-mêmes, ils investissaient ou fournissaient des textiles appropriés à la traite. Manufacturer des articles pour la traite était une manière indiscutable de participer au trafic négrier. »

( Tiré du site web du Ministère français des affaires étrangères )

Dans les ports français « De nombreuse grandes villes de France reçoivent alors des transfuges suisses, qui, assez vite, apparaissent à la tête d’importantes affaires. Mr Quenet recense dix-neuf familles négociantes d’origine suisse à Nantes au XVIIIe siècle. Cinq s’intègrent, d’une manière ou d’une autre, au milieu négrier. Bâle avec les Riedy et les Bourcard, Neufchâtel avec les Favre et les Rossel, sont les deux grands pôles d’une émigration vers Nantes où les Suisses disposent d’un quasi-monopole pour la fabrication des indiennes. »

( Olivier Pétré-Grenouilleau, « L’argent de la Traite – Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle » )

Quelques bateaux… « Des Suisses prennent part aussi à la traite des esclaves. En 1790, par exemple,[page]

l’entreprise vaudoise Illens et Van Berchem arme à Marseille deux bateaux, ‘ Le Pays de Vaud ‘ et
‘ La Ville de Lausanne ‘, pour une expédition de trafic négrier au Mozambique. Un troisième navire,
‘ L’Helvétie ‘, les rejoint par la suite pour charger sa cargaison d’esclaves. Autre exemple, une société de la famille bâloise Burckhardt se livre à ce trafic de 1782 à 1817, entre autres avec ‘ L’Intrépide ‘ et ‘ Le Cultivateur ‘. Les commerçants suisses agissant comme armateurs sont toutefois rares.

Ils préfèrent de loin prendre des parts dans des expéditions négrières.

Ainsi, la maison genevoise Picot-Fazy souscrit 12 000 livres tournois à une expédition où l’on ‘ traite ‘ 564 Noirs, dont près de la moitié mourra durant la traversée de l’Atlantique. »
( Dictionnaire Historique de la Suisse – Extraits choisis par Bernard Léchot et tirés du site http://louverture.ch/ )

Les recherches de Hans Fässler à propos des relations entre la Suisse et l’esclavage ont donné lieu à des interpellations parlementaires, au niveau fédéral et cantonal. Mais au fait, peut-on juger le passé avec les yeux du présent ? De sa rencontre de hasard avec Toussaint Louverture, le politicien et cabarettiste saint-gallois a tiré un spectacle, « Louverture stirbt 2003 ». Et surtout, il s’est plongé dans des recherches étoffées.

Mais il ne s’est pas arrêté là, à sa demande, la députée saint-galloise Pia Hollenstein ( Verts ) a déposé, début mars, une interpellation parlementaire demandant au gouvernement de faire étudier le rôle de la Suisse dans le commerce international d’esclaves. Premier pas d’une mobilisation politique plus large, puisque dans une action concertée, des interpellations et autres postulats ont également été déposés dans les législatifs de onze cantons ( Neuchâtel, Vaud, Genève, Berne, Bâle-Ville, Zurich, Saint-Gall, Appenzell Rhodes-Extérieures, Thurgovie, Schaffhouse, Grisons ) et de trois villes ( Sait-Gall, Zurich et Bâle ).

« A chaque fois, les questions sont à peu près les mêmes : constater les faits, et demander s’il faut développer les recherches, réagir, envisager des gestes symboliques ou même des indemnisations », résume Hans Fässler.

Quand on prononce le mot « esclave », on pense bien sûr à l’Amérique, du Nord comme du Sud, et aux Caraïbes. Au fameux « commerce triangulaire » entre l’Europe, l’Afrique et le Nouveau Monde. On a tendance à oublier que la notion de propriété humaine a presque toujours existé, en Suisse comme dans le reste de l’Europe. Et il n’y a pas besoin de remonter jusqu’à l’Antiquité. « On échangeait au IXe s. à Walenstadt des esclaves et des chevaux. Vers l’an 1000 à Bard (I), Bellinzone et Chiavenna des chevaux, des esclaves, des draps, des toiles, des tissus de chanvre, de l’étain et des épées », peut-on lire dans le Dictionnaire historique de la Suisse. Et bien plus tard encore, la notion de servage, condition[page]

héréditaire, plaçait le serf dans une dépendance juridique, sociale et économique totale par rapport à son seigneur…

L’abominable commerce négrier, qui s’est étendu du 17e au 19e siècle, aura donc représenté une sorte de monstrueux sommet dans une tradition bien établie.

Des Suisses se sont engagés dans l’exploitation négrière, c’est incontestable. Ils n’ont pas plus d’excuses que les autres négociants européens. Mais il serait injuste de ne céder qu’aux joies très helvétiques de l’auto-flagellation, et de passer sous silence les esprits progressistes qui, ici aussi, se sont dressés contre la barbarie.

Ainsi, le pasteur vaudois Benjamin-Sigismond Frossard publie en 1789 déjà « La Cause des ecsclaves nègres », où il s’élève contre l’esclavagisme. Comme le fera dès 1828 la Mission bâloise au Ghana, ou, en 1857, Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge. Le présent juge du passé ? Chaque historien le sait, un comportement passé ne doit jamais être jugé à l’aulne des valeurs morales du présent.

Or le commerce négrier fut longtemps considéré, par chacun, comme quelque chose de parfaitement respectable.

Néanmoins, dès la seconde moitié du 18ème siècle, on l’a vu, le discours abolitionniste entre en jeu. Dès lors, l’acceptation de la traite ne peut plus être considérée comme nécessairement « normale ». L’ingénuité n’est plus excusable. Or « il y a eu encore des plantations au Surinam, dirigées par des Suisses, à l’époque ou d’autres pays avaient aboli la traite des noirs », constate Hans Fässler.

On se souviendra alors des propos du Martiniquais Frantz Fanon, qui dans « Les damnés de la Terre »
( 1961 ), écrivait : « L’Europe est littéralement la création du Tiers-Monde. Les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. Les ports de la Hollande, Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool, spécialisés dans la traite des nègres, doivent leur renommée aux millions d’esclaves déportés ».

Au-delà de la colère et peut-être de l’excès, un cri, une douleur que les Suisses devront désormais également prendre à leur compte. Car la Suisse, n’en déplaise aux isolationnistes, fait et a toujours fait partie du monde.

Pour le meilleur. Et le pire.

Bernard Léchot