Mamadou Koulibaly, président de l’Assemblée Nationale de Côte d’ Ivoire et professeur d’économie, fait la lumière sur les dégâts causés dans les Etats membres de la zone franc en raison de l’indexation de leur monnaie sur le franc français, aujourd’hui sur l’euro.
Dans cet entretien réalisé par Ruth Tete et Soh Tadhieu de ‘ New African ‘, Mamadou Koulibaly ne mâche pas ses mots et appelle à la création d’une monnaie indépendante, sans lien avec le passé colonial.
Pourriez-vous expliquez à nos lecteurs quels sont les principaux mécanismes de la zone Franc ?
Mamadou Koulibaly :
La zone du franc C.F.A est une union de coopération monétaire dont les leviers de contrôle se situent à Paris où priment les intérêts de la France. Les États satellites, membres de cette zone, sont des pays d’Afrique occidentale et centrale. La logique qui sous-tend le fonctionnement de cette zone rappelle la manière dont les États de l’Europe de l’ Est étaient liés à l’ex-Union soviétique par le biais du Pacte de Varsovie à l’époque de la Guerre froide. Les principes de la coopération monétaire entre la France et les États membres de la zone franc ont été énoncés dès les années 1960 dans le cadre d’un pacte colonial.
Ce pacte a été modifié par la convention de coopération monétaire du 23 novembre 1972 entre les États membres de la Banque des États de l’Afrique Centrale ( B.E.A.C ) et la France d’une part, et par l’accord de coopération du 4 décembre 1973 entre les pays membres de l’Union Monétaire Ouest-africaine
( U.M.O.A ) et la République française d’autre part.
Juste avant que la France n’accède aux demandes d’indépendance des pays africains dans les années 1960, elle a obligé ces États à placer 65% leurs réserves de change sur un compte du Trésor français, après avoir défini un taux de change fixe du franc CFA. Bien que la gestion de cette monnaie ait été confiée à des banques centrales communes ( BEAC et BCEAO, ndlr ), ces banques n’ont d’africain que le nom. En réalité, elles n’ont aucun pouvoir et ne sont rien de plus que de gigantesques institutions bureaucratiques qui ne décident pas des politiques monétaires. Elles sont là pour faire croire aux pays de la zone franc qu’ils sont maîtres de leur destinée. Les pays de la zone franc continuent de perpétuer un système mis en place par l’ancien bourreau colonial.
Comment décririez-vous la situation financière des pays de la zone franc depuis qu’ils font partie de cette union monétaire ?
M.K : La zone franc a engendré un long débat. D’une manière générale, il ne faut pas oublier que cette union a apporté à la France d’immenses avantages en termes de marchés pour ses biens et services. La situation monétaire des pays de la zone franc est une longue histoire de secrets jalousement gardés par la France, dont la seule préoccupation est de préserver ses intérêts.
Par exemple, les réserves de change des États de la zone franc sont placées sur un compte commun du Trésor français, mais aucun pays africain n’est capable de dire quelle partie de cet argent durement gagné lui appartient. Seule la France a le privilège d’accéder à ces informations. Et pourtant ces fonds,[page]
placés sur des » comptes d’opérations « , génèrent des intérêts à chaque fois que leur montant est supérieur aux besoins d’importation des pays africains concernés.
Ces comptes d’opérations, en vertu des accords de coopération monétaires signés par la France et les pays de la zone franc, sont en théorie assortis du principe de découvert illimité. Cependant, les autorités françaises ont inclus, dans les statuts des banques centrales africaines, des mesures, parfois préventives, destinées à éviter que les comptes d’opérations deviennent constamment débiteurs.
Les opérations liées au franc CFA sont secrètes et seul le Trésor français connaît montant des fonds appartenant aux pays de la zone franc placés sur les comptes d’opérations.
Seul le Trésor français peut indiquer le niveau de rémunération ainsi que les frais de gestion de compte. Le système est donc opaque et autoritaire. Les économies de la zone Franc sont très vulnérables.
Les effets provoqués par le mécanisme de fonctionnement du franc CFA sont asymétriques. Les pays les plus dépensiers de la zone franc peuvent utiliser les réserves de change des pays qui ont une gestion plus prudente. De fait, l’unité monétaire profite aux pays les plus riches et encourage l’exploitation des pays les plus pauvres. L’existence d’un système monétaire stable et unifié n’a pas conduit à l’émergence d’un système bancaire et financier efficace dans les pays africains de la zone franc. Sur les 107 banques que comptent ces pays, 42 avaient fait faillite en 1990. Les réseaux bancaires, qui se sont constitués par la suite, dépendent fortement des banques françaises.
La France encourage les pays de la zone franc à vivre largement au-dessus de leurs moyens.
Quelle différence y a-t-il entre le Gabon dont les réserves de change sont placées en France et le Ghana, qui possède sa propre monnaie ? Ou entre le Cameroun et le Kenya ? Le Bénin et la Tunisie ? Ces questions suscitent des questions légitimes sur le bien-fondé de la zone franc. La zone franc existe depuis plus de soixante ans. Comment expliquez-vous qu’elle perdure malgré les effets négatifs qu’elle continue de produire dans pays africains ?
M.K : A mon avis, cela est dû à l’influence que la France exerce sur les pays d’Afrique francophone, même si les partisans utilisent les arguments suivants pour défendre leur position ‘ garantie monétaire, qui génère un afflux de capitaux, mesures d’austérité limitant le risque d’inflation et permettant de maintenir l’équilibre de la balance extérieure, et crédibilité de la monnaie ‘.
Les partisans du franc CFA font semblant de ne pas voir la répression politique et financière qu’ont exercée les présidents français successifs sur les pays africains qui ont tenté de se retirer de la zone franc. Nous avons été témoins de mesures répressives visant à couper court à toute velléité d’émancipation du système ( la protection des intérêts français a engendré récemment des crises au sujet de l’uranium au Niger, de l’or au Mali, du pétrole au Tchad, des matières premières et du transfert des actions d’entreprises du service public en Côte d’Ivoire, auxquelles sont à ajouter d’autres crises au Rwanda, en République démocratique du Congo et au Sénégal. )
Quand le Sénégal a annoncé récemment qu’il avait découvert du pétrole à Saint Louis, le pays a demandé au Vénézuela de l’aider dans son exploitation, et non à la France.[page]
Paris a perçu ce geste comme une trahison et une violation des accords de coopération liant la France aux pays de la zone franc et à leurs ressources. Par ailleurs, les élites et la classe politique africaines n’ont fait qu’empirer la situation en prétendant qu’elles ne possédaient pas les compétences nécessaires pour gérer leur propre monnaie de manière responsable et efficace, à l’inverse des pays occidentaux ou asiatiques. Elles se satisfont de voir États africains être réduits l’état de contribuables au profit de la France, avec les 65% de réserves de change qu’ils déposent chaque année auprès du Trésor français ! Et pourtant, nos citoyens n’ont pas la nationalité française, et non pas non plus accès aux services publics dont bénéficient les autres contribuables français. Cela conduit à une situation qu’on ne peut que qualifier d’asservissement volontaire, et qui a incité la population et les acteurs économiques à croire qu’ils ne pouvaient se passer de la France.
C’est bien dommage car cette idée est totalement fausse.
Le monde est vaste, il suffit de vouloir s’y intégrer de façon libre et responsable par le biais du commerce et non de l’aide étrangère qui réduit les gens à la situation de mendiants. Chaque jour, la mondialisation crée des milliers d’opportunités dont nous ne tirons pas profit, parce que nous sommes piégés dans un système inefficace. Une réunion des ministres des Finances des pays de la zone franc s’est tenue à Paris le 14 octobre 2007. Cette réunion précède traditionnellement la conférence d’automne de la Banque Mondiale et du FMI.
Vous avez été ministre des Finances de Côte d’Ivoire, et peut-être avez-vous eu l’occasion de participer à ces réunions. Beaucoup d’Africains disent que rien de positif pour le peuple africain ne ressort de ces réunions. Est-ce vrai ?
M.K : Je n’ai jamais participé à ce type de réunion quand j’étais Ministre des Finances. Mais la plupart des pays de la zone franc sont faible. Avec des économies sous perfusion, ils n’ont aucun poids dans les décisions prises dans le cadre de ces réunions. On peut donc se demander pourquoi ils continuent de se rendre à ces réunions dans lesquelles ils n’ont aucune voix. En agissant ainsi, ces pays montrent qu’ils sont convaincus que la France peut tout faire pour eux. Nos pays préfèrent choisir la solution de la facilité même si elle met en danger l’emploi, les revenus, l’épargne et les investissements privés.
Nous nous rendons complices du piège de la pauvreté dans lequel nous avons été poussés.
Pourriez-vous citer au moins trois raisons pour lesquelles les États africains devraient se libérer du franc C.F.A ?
M.K : En premier lieu, le franc CFA est coercitif, injuste et moralement indéfendable. Il a favorisé la corruption de l’État. Au moment des élections françaises, les pays de la zone franc sont sans cesse sollicités pour donner des dons aux hommes politiques français, une obligation qui ne peut se justifier. Ces « cadeaux » ont été à l’origine de nombreux conflits et ouvrent la voie à de nombreuses autres formes de corruption. Ce sont ces relations qui perpétuent le monopole français dans les pays de la zone franc, malgré la mondialisation.[page]
Sous prétexte d’aider les pays pauvres avec l’argent du contribuable français, c’est la classe politique française et africaine qui s’enrichit de manière illicite. Cette réalité justifie à elle seule l’abandon de la zone franc. La libéralisation économique et financière ne peut se produire avec un taux de change fixe et une zone d’influence économique créée artificiellement. En fait, l’émergence de tensions apparues au sein du système monétaire international et les crises financières de ces dernières années portent à croire que le choix du régime de taux de change dépend du système d’engagements pris auprès des autorités monétaires. Et pourtant, la restriction de la liberté des pays de la zone franc dans le domaine de la politique monétaire ne protège pas du risque de dévaluation du franc CFA.
Ainsi, dans les années 90, faisant fi de la clause de découvert illimité, la France a ordonné la dévaluation du franc CFA. Avant la dévaluation, 1 franc français s’échangeait contre 50 francs CFA. En 1994, après la dévaluation, 1 FF s’échangera contre 100 FCFA.
Les autorités françaises sont pourtant arrivées à faire croire que le taux de dévaluation était de 50%, alors que nous venions de subir une dévaluation de 100% !
Après l’abandon du système, quel avenir monétaire proposez-vous aux pays africains du point de vue monétaire ?
M.K : Étant donné les enjeux, il est nécessaire d’entreprendre des réformes financières et monétaires. La monnaie doit être au service de l’économie. Elle doit s’adapter au contexte économique actuel. A cet effet, il faut permettre aux pays de se prémunir contre les chocs asymétriques, d’améliorer la convergence et l’ajustement macroéconomiques et de financer le développement. Il est vital aujourd’hui que le franc CFA acquière une autonomie, qu’il se libère du joug colonial.
Il est grand temps que les pays africains assument les conséquences d’une politique macroéconomique librement choisie. Il n’y a pas de secret. Il suffit que nous décidions de nous choisir nos politiques et d’en assumer la responsabilité. La liberté n’a de sens que si elle est assortie de responsabilité. Une fois la rupture accomplie, les pays de l’ex-zone franc devront créer leur propre système basé sur des principes simples, accès direct aux marchés internationaux sans tuteur, c’est-à-dire la France, mise en place d’un système fiscal simple sans règles d’imposition incompréhensibles, taux de changes flexible par rapport aux principales monnaies.
Pour atteindre cet objectif, les pays concernés ont deux possibilités. La première consisterait à créer des monnaies nationales indépendantes, avec une parité flexible comme les monnaies de l’Union Européenne avant l’introduction de l’euro. Cette solution peut fonctionner uniquement si les banques sont privées et indépendantes et que les banques centrales ont la liberté de mettre en œuvre des politiques monétaires crédibles. La deuxième option, c’est que les pays africains s’unissent et créer une monnaie commune, mais cela suppose un gouvernement unique, contrôlée par une banque centrale unique et indépendante du pouvoir politique, ainsi qu’une politique économique monétaire et budgétaire uniques.[page]
Quelle que soit la solution adoptée, les États doivent être démocratiques. Ils doivent indiquer clairement à leurs citoyens leurs droits de propriété et leur accorder la liberté de décider s’ils veulent hypothéquer ces droits. Tout commence avec l’attribution du droit de propriété aux citoyens, un droit qui les fera émerger de la pauvreté. Le libre échange fera le reste.
En 2005, vous avez publié un livre intitulé « Les servitudes du pacte colonia l ». Pourriez-vous expliquer brièvement le sujet de cet ouvrage et le message qu’il transmet ?
M.K : L’objectif de ce livre était de faire connaître au public le « pacte colonial », fondement des accords de coopération franco-africains. Il s’agit d’un modèle institué par la France sous De Gaulle à la veille de l’indépendance des États d’Afrique francophones, destiné à contrôler indirectement les affaires de ces pays de manière subtile, sans apparaître en première ligne comme pendant la longue période coloniale. Le livre publie les textes utilisés pour organiser les interventions de l’ État français, malgré la fin de l’époque coloniale dans les années 1960. Selon ce pacte colonial, les présidents des États d’Afrique francophone doivent diriger leurs pays en fonction des intérêts de Paris.
L’indépendance s’est donc résumée au transfert de compétences de l’ Élysée aux chefs d’ État africains, qui doivent faire acte d’allégeance à la France, et non aux peuples qu’ils gouvernent.
Paris se charge de leur dicter les politiques à adopter. Ce livre révèle comment les accords de Défense sont en réalité que des accords commerciaux obligeant les États d’Afrique francophone à conserver des bases militaires françaises sur leur sol, avec des soldats prêts à intervenir pour chasser les dirigeants récalcitrants afin de les remplacer par des individus plus dociles. Dans ce livre, on découvre que la France détient un monopole sur toutes les matières premières de l’Afrique francophone. On apprend comment la France a pris des mesures pour s’assurer qu’elle conserverait toutes ses prérogatives coloniales après avoir accordé « l’indépendance » aux pays africains. Par le biais de ce pacte colonial, la France est demeurée omniprésente en Afrique francophone et a conservé les avantages d’hier. Paris a confisqué la véritable indépendance des pays d’Afrique francophone. Nous nous devons de dénoncer collectivement ce pacte colonial. Lors de sa visite au Sénégal en juillet 2007, le fraîchement élu président français Nicolas Sarkozy a reconnu que la colonisation était un crime contre l’humanité, mais a refusé de se repentir.
Les Africains doivent dénoncer tous les accords et systèmes qui éloignent l’Afrique des marchés. Le pacte colonial constitue une violation du droit de propriété africain.
Êtes-vous parvenu à transmettre ce message à travers ce livre ?
M.K : Je pense que oui. Je voulais partager mes convictions avec un grand nombre d’ Africains. Et d’amis de l’Afrique, afin qu’ils soient dans une meilleure position pour mesurer les dangers du pacte colonial, du contrôle de l’ État, et surtout de prendre conscience que la gestion de l’économie sous l’emprise du pacte colonial est une source de pauvreté dans nos pays.[page]
Nous ne voulons pas l’aumône ; notre problème n’est pas le manque d’argent. Je suis convaincu que nous devons avant tout revendiquer clairement nos droits de propriété sur nos terres et nos ressources, qui ont été aliénées par les colons, et dont le pacte colonial nous dépossède aujourd’hui. Enfin, je voulais dire que l’Afrique a un besoin urgent de libertés individuelles, d’un contrôle de l’Etat limité, de marchés libres, d’une société ouverte et de la paix, qui ne peuvent exister que si la liberté économique et politique est respectée.
( In New African, Janvier 2008 )