La dernière tournée africaine du président français Jacques Chirac, ainsi que le trépas de Gnassingbé Eyadéma, donnent l’occasion de se rendre compte de l’affaiblissement des « réseaux traditionnels ». Mais surtout de l’incapacité de l’élite française actuellement aux affaires à renouveler ses relations avec l’Afrique.
« Quelques heures avant que soit connue la mort de Gnassingbé Eyadéma,Jacques Chirac donnait une conférence de presse, samedi 5 février, à Brazzaville, en compagnie des présidents congolais Denis Sassou Nguesso,camerounais Paul Biya et gabonais Omar Bongo, trois des plus anciens » amis de la France » en Afrique. (…) Après l’annonce du décès du président togolais, l’image de ces quatre hommes alignés à la même tribune apparaît un peu ( même si quelques personnages manquent ) comme celle du » dernier carré « , l’une des dernières » photos de famille » dans une Afrique francophone en voie de renouvellement ».
Ces phrases ne sont pas sorties de la bouche d’un « extrémiste proche de Gbagbo » voulant réduire à néant l’influence française en Afrique. Elles ont été rédigées par Claire Tréan, envoyée spéciale du quotidien parisien ‘ Le Monde ‘ lors de la dernière tournée africaine du président français.
C’est que le constat apparaît désormais dans toute sa crudité : le système confusionnel qui a uni[page]
l’Afrique francophone et la France dans une sorte « d’indépendance sous haute surveillance » est dans le coma.
Dans une perspective historique et au-delà des vibrations de l’actualité, il est évident que la Françafrique a vécu et que rien ne viendra la ressusciter. Le dernier voyage de l’héritier des réseaux Foccart dans ses « terres » et les nombreux couacs et contretemps qui l’ont jalonné illustrent en effet l’inéluctable mutation qui attend les ex-colonies et leur ex-métropole, mais également l’incroyable incapacité de l’élite française, représentée par Jacques Chirac, à « recycler » son rapport avec le continent. A Dakar, la petite phrase de trop A priori, la partie sénégalaise du voyage de Jacques Chirac s’annonçait bien. Il s’en allait dans un pays africain démocratique, dans lequel le chef de l’État ( qui n’a pas énormément de « cadavres » dans le placard ) est arrivé au pouvoir grâce à une alternance exemplaire. Un pays en paix, et qui vient d’accélérer les négociations avec une rébellion régionaliste à l’agonie, en Casamance. Les choses se présentaient bien. Sauf que, en creux, sa visite à Dakar apparaissait comme une sorte de reddition.
C’est que le Sénégal de Wade est quelque part un symbole de cette incapacité de la France à renouveler son regard sur l’Afrique. Longtemps « opposant historique », Abdoulaye Wade a été ignoré, voire persécuté par l’establishment hexagonal. Arrivé au pouvoir, il a été frustré : malgré son désir infini de se faire reconnaître et d’être membre du sérail international, il a été « snobé » dans un premier temps par Jacques, l’ami d’Abdou Diouf, le parrain de sa fille Yacine. Pis, son aigreur l’a « aidé » à développer des relations avec les Etats-Unis d’Amérique et à soutenir la croisade anti-Saddam de Bush.
Des choses que Paris, dans sa jalousie maladive, n’accepte pas, ses anciennes colonies devant prolonger de manière naturelle et inconditionnelle sa diplomatie.
Ceci dit, la crise ivoirienne, qui a vu la France perdre pied dans l’ancien « joyau » de son Empire, a[page]
été une aubaine pour le couple franco-sénégalais.
La froideur de Gbagbo et l’hostilité du mouvement patriotique, majoritaire en Côte d’Ivoire, face aux manœuvres grossières de la Françafrique, a jeté Chirac dans les bras d’un des rares présidents présentables et « Paris-compatible » du pré carré. Abdoulaye Wade s’est transformé en bon Nègre applaudisseur quand le maître avait le plus besoin de lui : au moment où le scandale de ses crimes devant l’Ivoire et sur le pont De Gaulle poussait l’Afrique du Sud de Thabo Mbeki à demander le « retrait progressif des troupes françaises » de Côte d’Ivoire.
Chirac a donc été accueilli en grande pompe par son homologue sénégalais.
Le Réseau des intellectuels qui voulait manifester leur hostilité à la Françafrique a été réprimé et intimidé, le consensus a été « fabriqué ». Malheureusement pour l’effet médiatique, Jacques Chirac a évoqué maladroitement son sujet préféré, la Côte d’Ivoire. Il s’en est pris violemment à Thabo Mbeki, estimant qu’il ne comprenait pas « l’âme et la psychologie » de l’Afrique de l’Ouest, et que sa médiation « n’avance pas beaucoup… » En le disant, il s’est posé une fois de plus comme le chef d’un club franco-africain aux nombreuses turpitudes, jaloux et hystérique dès lors qu’un « non-initié » met le nez dans ses affaires… Il a montré, de manière trop claire, l’inquiétude d’une vieille garde qui a géré ( et ruiné ) l’Afrique indépendante pendant 40 ans et qui sent que l’Histoire la condamne.
Pis, en revenant de manière tonitruante sur ses propos moins de 24 heures après les avoir tenus, face à la colère de la diplomatie sud-africaine, il a montré que désormais sa politique africaine était une politique de « Gribouille » et de bricolage, qu’il n’avait pas les moyens de ses haines et même de l’expression de ses sentiments. Par ailleurs, la tentative de réconciliation de deux chefs d’Etat « amis », Blaise Compaoré ( Burkina Faso ) et Maouiya Old Taya ( Mauritanie ) ( le second accusant le premier d’abriter des putschistes dans son pays ) a tourné court, ce qui confirme l’incapacité de Paris à domestiquer les haines au sein de ses « possessions ».
On se rappelle que c’est à la suite d’un essai ( hexagonal ) de rabibochage manqué entre Blaise Compaoré et Laurent Gbagbo que la crise ivoirienne a éclaté. Nostalgie et inquiétude chez les « amis historiques » Le président français est arrivé à Brazzaville samedi, le jour même où Gnassingbé Eyadéma, chef de l’Etat togolais depuis 1967, décédait. A Brazzaville, ancienne capitale de l’Afrique équatoriale française ( A.E.F ), le panel de chefs d’Etat présents représentait d’une manière assez parlante les amis naturels de Jacques Chirac, ceux avec qui il se sent le plus à l’aise : Denis Sassou N’Guesso ( Congo ), Omar Bongo Ondimba ( Gabon ) et Paul Biya ( Cameroun ), qui boude toutes les rencontres continentales et régionales tant que « le Grand Blanc de Corrèze » n’est pas annoncé.
C’est qu’il semble aux « dinosaures » jaloux de leur place dans le cœur de Chirac que leur ami a honte[page]
d’eux, en raison de leur nature de dictateurs qui certes ne le dérange pas, mais est préjudiciable pour l’idée qu’il veut donner de lui sur la scène mondiale. « La visite de Jacques Chirac à Brazzaville révèle des tensions dans la famille franco-africaine », écrit ainsi Claire Tréan, du Monde.
« Un journaliste congolais a fait remarquer à Jacques Chirac qu’il ne faisait à Brazzaville qu’une » visite éclair « , un peu » frustrante » pour le pays.
Le président de la République ( qui venait de passer deux grandes journées à Dakar et à Saint-Louis du Sénégal, ponctuées de deux bains de foule, d’un hommage aux anciens combattants et d’une conférence de presse conjointe avec Abdoulaye Wade ) n’avait effectivement accepté du président Sassou Nguesso qu’une invitation à dîner, vendredi.
Il ne s’est montré à Brazzaville, hors le sommet pour la forêt, que pour poser la première pierre du monument qui va être érigé devant le fleuve à la mémoire de Savorgnan de Brazza.
L’aspect bilatéral de sa visite a été réduit à la portion congrue. Lors de la conférence de presse, le » doyen » Omar Bongo a constaté avec verve que, de ce point de vue, il pourrait lui aussi se plaindre. Quand, pour la deuxième fois, le président gabonais a fait remarquer à » Chirac l’Africain » que les mesures prises par les pays du bassin du Congo pour la préservation de la forêt appelaient des » compensations » internationales et qu’il les » attendait » toujours, Jacques Chirac a rétorqué vivement que le Gabon » est un pays plein de ressources… » » et plein d’imagination « , a-t-il ajouté, pour essayer de conserver le ton de l’humour à cet échange aigre-doux.
Il y a, dans la » famille « , des tensions qui ne sont plus dissimulables. Jacques Chirac n’apprécie manifestement pas qu’on mette en cause, comme l’a fait Omar Bongo, samedi, les efforts de la France, et ceux que, personnellement, il déploie, au plan international, en faveur de l’Afrique.
De même, ses déclarations faites, depuis Dakar, à propos de la Côte d’Ivoire, montrent qu’il ne tolère pas que soit jetée la suspicion sur le rôle des forces françaises stationnées en Afrique, sur la mission de maintien de la paix qui est devenue leur credo.
Le président français programme ses visites aux pays africains selon des critères qui ne résultent sans doute pas exclusivement de contraintes de son agenda indépendantes de sa volonté. La fréquentation publique de certains vieux amis cadre mal avec la politique vertueuse en faveur du développement de l’Afrique dont il s’est fait l’un des ténors. La nouvelle politique africaine de Jacques Chirac a ses limites avec ces vieux amis ; on ne les sanctionne pas, on ne les critique pas », explique la journaliste française, qui évoque la réponse « sèche » du président français à un journaliste évoquant « l’affaire des disparus du Beach », qui éclabousse Sassou.
Chirac ne comprend sans doute pas l’exigence de ses amis alors qu’il prend déjà des risques politiques à leur serrer la main… Son problème, fondamentalement, c’est qu’il ne peut s’appuyer que sur ces amis pour les besoins de sa politique à la canonnière.[page]
En Côte d’Ivoire et en Centrafrique, lors des dernières opérations conjointes de déstabilisation, Omar Bongo a été, en effet, un pion essentiel… Le décès d’Eyadéma, le chant du cygne Eyadéma est mort, et c’est Jacques qu’on accuse !
Les derniers événements permettent de vérifier un axiome qui traduit la perception que se fait l’opinion africaine de la politique africaine de l’Hexagone : quoiqu’elle fasse, en raison d’un passé lourd à porter, la France est d’emblée soupçonnée. Ainsi, la phrase malheureuse de Jacques Chirac sur Eyadéma, un
« ami de la France » et un « ami personnel » a soulevé un tollé général.
Si pour l’instant aucun élément probant ne certifie que Paris a « trempé » dans l’opération « dictature héréditaire » au Togo, son long soutien à la mise en place de la configuration confligène actuelle est vilipendé, comme dans un article de François-Xavier Verschave que nous publions ( « Dictature héréditaire au Togo : un coup d’État françafricain ! » ), et dans un éditorial du très légitimiste Le Monde ( « Amitiés africaines » ), que nous publions aussi.
Par ailleurs, « l’incapacité à réformer » chiraquienne amplifie les suspicions de « double jeu » de la France. Le président français actuel, qui s’est aliéné les opposants togolais à force de sanctifier les persécutions et les dérives d’Eyadéma, et qui a pris l’habitude d’ignorer royalement aussi bien Gilchrist Olympio ( dont le père a été assassiné en 1963 sous direction française ) que Yawovi Agboyibor, qui trouve ses rares appuis internationaux dans les milieux progressistes allemands, est-il prêt à laisser[page]
jouer la démocratie et à voir surgir un homme qu’il connaît mal et n’apprécie guère au pouvoir à Lomé, comme cela s’est passé en octobre 2000 en Côte d’Ivoire ? Le soutien subtil à Faure Eyadéma, que la France préfère désormais « observer » plutôt que « condamner », n’est pas pour arranger la logique de suspicion qui s’est emparée de tous les analystes.
‘ Présence militaire ‘ la France incapable de réformer « Si nous ne sommes pas souhaités, nous partirons », a dit Jacques Chirac à Dakar, au sujet de la présence militaire française en Côte d’Ivoire.
Ces propos marquent-ils une volonté de lever le pied, d’engager une nouvelle ère des relations franco-africaines à travers la poursuite d’une action de désengagement amorcée par les socialistes depuis 1997 ?
Non, très clairement. Ils obéissent plutôt à un souci politicien de relégitimation après le lourd discrédit de novembre 2004. Jacques Chirac se dit une chose : pour l’instant, la France est la seule puissance à pouvoir maintenir plus de 6 000 hommes en Côte d’Ivoire, dans un contexte où un fort nombre de « troupes impartiales » est nécessaire pour engager le D.D.R.
Les Américains sont hostiles à une augmentation du nombre de Casques bleus ( pour des raisons de financement ), l’Union africaine n’a pas les moyens de financer des troupes et s’est tournée vers l’Union européenne, qui ne peut pas agir sans l’aval de Paris. La France officielle compte précisément sur une impasse pour montrer à Gbagbo et à Mbeki son « incontournabilité ». La question de Jacques Chirac ressemble bien à celle de Charles De Gaulle en 1958 sur la Communauté française. Le « non ! » n’est pas prévu ! Bien entendu, le président Gbagbo le sait, et il sait également qu’il trouvera porte close partout dès qu’il tentera, avec l’appui du médiateur, de trouver des forces d’interposition de substitution.
Etant entendu que la communauté internationale impose, plus que jamais, un « règlement pacifique » et nécessitant des troupes internationales.
Si, sur la question ivoirienne, la France avait voulu prouver sa bonne foi, elle se serait mise totalement sous la direction de l’O.N.U.C.I, ou se serait retirée progressivement après l’arrivée des Casques bleus, étant entendu qu’elle s’interdit de participer aux opérations DDR et que son mandat officiel n’est que d’apporter un appui ( dont les modalités sont laissées à son appréciation ) aux forces onusiennes. Il ne faut pas se leurrer, malgré le sentiment confus d’agonie qui s’empare d’elle, la Françafrique ne se laissera pas mourir et se débattra avec véhémence. Pour une raison simple, l’on ne devient pas révolutionnaire à 75 ans.
La génération que représente Jacques Chirac a bâti sa carrière sur ce système confusionnel, sur les financements occultes venus de pays africains, sur des amitiés souvent grivoises avec certains chefs d’État ayant atteint leur seuil de compétence. Rendez-vous est donc pris en 2007, pour un probable inventaire, en cas de renouvellement profond du personnel politique et des réflexes décennaux !
( Le Courrier d’Abidjan, 2/12/2005 )