C’était l’un des hivers les plus froids qu’ait jamais connu l’Afrique du Sud, et j’avais seulement dix ans. Le 16 juin était un mercredi comme les autres et je me rendais à mon école, située dans les quartiers ouest de Soweto.
Les chants, au début des cours, avaient été superbes, comme d’habitude, les professeurs avaient envie d’enseigner et nous, les élèves, nous étions concentrés sur nos examens de fin de trimestre. Tout à coup, au beau milieu du cours de Mme Mofokeng, nous avons entendu des cris et des chants qui venaient de dehors. Nous ne pouvions plus nous concentrer et nous avons commencé à regarder par les fenêtres. » Non à l’afrikaans ! » J’ai vu des milliers d’étudiants qui portaient des uniformes de différentes écoles et qui chantaient des slogans contre l’apartheid.
Nous sommes sortis voir ce qui se passait et nous avons tout de suite vu qu’un cordon de policiers empêchaient les manifestants d’avancer. Sur les banderoles, ils avaient écrit : » Non à l’afrikaans ! « ,
» Non à la langue de l’oppresseur ! « , » Fini l’afrikaans ! » Nos professeurs nous ont dit de rentrer dans nos salles de classe : certains élèves ont obéi mais d’autres ont préféré rejoindre les manifestants.
C’est ce que j’ai fait, je suis sorti et j’ai regardé l’Histoire en marche, là, juste sous mes yeux. Il y avait quelque chose de particulier dans la manière dont les policiers se comportaient, ils étaient tendus, ils avaient des armes et ils étaient prêts à tirer. J’ai remarqué aussi qu’ils étaient plus nombreux que d’habitude. Il y avait de plus en plus de monde et la foule chantait de plus en plus fort. Les chiens des policiers aboyaient et le dispositif des forces de l’ordre ne cessait d’être renforcé.
Pour la première fois de ma vie, je voyais des fusils et des bombes lacrymogènes. Il y avait de l’excitation dans l’air. Des manifestants se moquaient ouvertement des policiers, de leurs oreilles surtout, certains avaient vraiment de grandes oreilles, très laides ! Tout à coup, la tension a été trop forte ; les policiers ont crié aux manifestants qu’ils avaient deux minutes pour se disperser.
J’ai entendu des tirs, des gens hurlaient ; les grenades lacrymogènes sifflaient au-dessus de ma tête et laissaient des trainées blanches dans le ciel.
J’ai commencé à pleurer et à tousser, je ne pouvais plus m’arrêter. Les étudiants couraient pour se mettre à l’abri mais les policiers ont lâché leurs chiens. J’ai couru me réfugier dans la boutique de Mr Khumalo, à quelques rues de mon école, mais il n’y avait pas assez de place pour s’y cacher alors j’ai décidé de tenter de rentrer à la maison.
» Ils ont lâché les chiens » Les étudiants, eux, avaient commencé à jeter des pierres contre les voitures de la police, et contre les véhicules de livraison. Les pillards aussi étaient à l’oeuvre, c’était le chaos. J’avais tellement peur ! Mais le gros des combats se déroulaient entre nos deux établissements et il m’était impossible de traverser la rue Pela pour aller vers le sien. A ma troisième tentative pour essayer[page]
de traverser la rue, j’ai rencontré un de mes voisins, Mbuyisa Makhubu. Il portait dans ses bras un enfant qui saignait et criait aux étudiants : » Cela suffit ! Cela suffit ! » Puis il m’a dit : » Qu’est-ce que tu fais là ? Rentre chez toi ! » J’ai fait demi-tour et j’ai couru vers la maison.
La chaussée était couverte de chaussures d’écoliers, de cartables, de verre brisé, de pierres et de débris. J’ai vu des gens jeter des pierres sur une camionnette blanche : elle s’est renversée et des pillards se sont précipités pour voler la viande surgelée qui étaient à l’intérieur. Pendant ce temps, les voitures de patrouille quadrillaient les rues à la recherche d’étudiants.
Partout, des pneus brûlaient et des barricades bloquaient les rues. Plus tard dans l’après-midi, j’ai su que mon frère allait bien : il s’était réfugié chez des amis.
Quant au garçon que j’avais vu dans les bras de Mbuyisa, il s’appelait Hector Peterson. Il avait été blessé par balle et avait succombé à ses blessures. Trente ans après, je me souviens encore de cette journée comme d’un moment décisif dans la lutte contre le régime d’apartheid. Mais pourquoi a-t-il fallu que cela soit aussi douloureux ? Pourquoi est-ce que tant de personnes sont mortes ?
L’Afrique du Sud a parcouru un long chemin depuis le 16 juin 1976 et l’avenir paraît plus ouvert qu’il ne l’a jamais été, en dépit des problèmes. J’espère que les Sud-africains se battront avec autant d’ardeur contre le Sida qu’ils l’ont fait avec le régime raciste d’apartheid.