Au moment où le gouvernement français, après des années de déflation de ses effectifs d’assistants techniques en Afrique, supprime de fait son ministère de la coopération ( lire « La coopération française entre ravalement et réforme » ), le président William Clinton décide au contraire
( en dépit des restrictions budgétaires en vigueur ces dernières années ) de porter de 6 500 à 10 000 les effectifs du corps de la paix, un des outils d’intervention extérieure les plus populaires de l’administration américaine, qui opère déjà dans une trentaine de pays africains.
Un geste symbolique, dans un pays qui n’en finit pas de décliner sa nouvelle « passion africaine ».
Au début des années 90, l’Amérique, tout juste débarrassée du prisme idéologique et stratégique de la guerre froide, paraissait « redécouvrir » le continent noir (1). En 1998, elle en fait de plus en plus l’une de ses « nouvelles frontières ». Ce tour d’Afrique du chef de l’exécutif américain ( en Afrique du Sud, à l’invitation du président Nelson Mandela, ainsi que dans quatre autres pays (2) ) vient couronner une impressionnante série de gestes. Dans son discours sur l’état de l’Union, le 27 janvier, Mr Clinton a annoncé l’adoption prochaine ( « grâce à l’appui des deux partis » ) d’une loi, l’African Growth and Opportunity Act, qui prévoit la réduction ou la suppression des barrières douanières pour 1 800 produits en provenance des pays de l’Afrique subsaharienne, un dispositif concurrent de la convention de Lomé, signée par les Etats de l’Union européenne avec les pays d’Afrique-Caraïbes-Pacifique ( A.C.P. ), dont la renégociation est mal engagée (3).
Dans une lettre adressée aux présidents des commissions parlementaires (4), en décembre 1997, et qui accompagnait le troisième des cinq rapports annuels de la Maison Blanche sur le commerce avec l’Afrique, le président américain énumère les principales composantes d’un « partenariat en faveur de la croissance », qui devrait profiter en priorité « à ceux qui renforcent leur régime démocratique, réforment leur réglementation commerciale et valorisent leurs ressources humaines ».
De manière significative, il souligne le rôle du commerce, donc de l’action privée :
« Nous avons l’intention d’élargir l’accès des exportations africaines à notre marché. » Il annonce également un renforcement de l’assistance technique, notamment en matière commerciale ; des incitations à l’investissement privé américain (5) ; l’annulation de la dette bilatérale des pays les plus pauvres, ainsi qu’un « forum économique » et des conférences ministérielles, chaque année, entre dirigeants africains et américains. « Notre vision est très simple, résumait plus brutalement le ministre américain des transports, Mr Rodney Slater, s’adressant aux responsables de l’aviation civile des pays africains, nous voulons accéder aux marchés, et nous voulons que vous y accédiez également (6)… »
Le président Clinton a en effet fini par se rallier à la diplomatie commerciale bâtie autour de la fameuse[page]
maxime « Trade not Aid » ( le commerce, pas l’aide ), qui domine aux Etats-Unis. Ainsi Mr George Munoz, président de la Société américaine de promotion des investissements, estime-t-il que « l’Afrique se distingue réellement comme un marché naissant », tandis que le représentant démocrate Charles Rangel, père de la loi sur le commerce avec l’Afrique, souligne, « La seule partie du monde où nous n’avons pas réellement investi et que nous n’avons pas encouragée dans le domaine du commerce est le continent africain. »
De même, la secrétaire d’Etat adjointe chargée des affaires africaines, Mme Susan Rice, a ( devant une récente conférence des maires sur l’Afrique ) vanté les mérites d’un « énorme marché encore peu exploité de quelque 700 millions d’habitants (…), en expansion (…), d’immenses richesses encore inexploitées (…), de possibilités pour la création d’emplois [aux Etats-Unis] (7). »
Cet enthousiasme pour la conquête de marchés est habillé aussi de considérations plus politiques :
« Pendant les dix dernières années, le nombre de pays subsahariens qui se sont dotés d’un régime démocratique a quintuplé, affirme Mme Susan Rice.
Vingt-cinq Etats jouissent maintenant d’une forme démocratique de gouvernement », si bien que l’on peut « parler avec raison, comme le vice-président sud-africain Thabo Mbeki, d’une renaissance africaine ».
L’ambition, pour les Etats-Unis, est de contribuer au développement du continent « en créant un nouveau cadre général », estime Mr Charles Rangel, un des parlementaires noirs les plus militants en faveur de ce « retour » vers l’Afrique. « Les vieux modèles ont échoué, explique Mr Edward Royce, un élu républicain, puissant président de la commission Afrique de la Chambre des représentants. La nouvelle vague de démocratie, de défense des droits humains et d’économie de marché doit encore prendre toute sa vigueur. Et les Etats-Unis ont un rôle majeur à jouer dans cette transformation de l’Afrique (8). » Un rôle-pivot pour « accélérer l’intégration du continent dans l’économie mondiale », renchérit Mme Susan Rice, dans un discours prononcé le 5 février 1998, à Washington, devant une assemblée d’hommes d’affaires noirs.
Le conseiller du président Clinton en matière de sécurité nationale, Mr Sandy Berger, a estimé que « jamais la voie n’a été aussi dégagée et attrayante » : il convient ( à côté des conflits ou de la pauvreté qui font le quotidien des médias ) de « voir l’autre facette, le tableau tout entier », avec le retour de la croissance et une nouvelle génération de dirigeants. Il souhaite que « les Etats-Unis jouent un rôle de premier plan dans le déroulement du prochain chapitre de l’histoire de l’Afrique ». Il prône également un « engagement accru », qui « favorise les intérêts des Etats-Unis ».
Priver Paris de son pré carré Certes, cette emphase a pour finalité de susciter une vague d’intérêt au sein de milieux d’affaires encore incrédules. Prendre en charge globalement l’ancien « fardeau de[page]
l’homme blanc », avec pour seul levier un recours au secteur privé invité à faire entrer l’Afrique dans les mailles de la mondialisation à l’américaine, telle est l’ambition affichée de l’équipe du président William Clinton, relayée par le Congrès et une partie de la communauté afro-américaine.
Une ambition d’autant plus spectaculaire que les anciennes puissances coloniales paraissent réduites au silence ou incapables de produire un discours cohérent et mobilisateur. C’est le cas notamment de la France, traditionnelle tutrice d’une fraction du continent, empêtrée dans la honte ( sa collaboration avec ceux qui devaient se rendre responsables du génocide de 1994, au Rwanda ), le désastre ( le basculement géopolitique de l’ex-Zaïre, en 1997, et l’explosion au Congo-Brazzaville ), le manque de crédibilité ( la dévaluation du franc CFA, opérée sous la pression des institutions de Bretton Woods, ou les « ratés de la démocratisation » dans les pays francophones ).
L’effort de Paris pour impulser, en ce début 1998, une politique africaine délivrée des complexes du pré carré, plus « continentale », vient en contrepoint d’une rivalité franco- américaine que les crises sur le continent ont exacerbée tout au long de l’année 1997.
Paris soupçonne Washington d’avoir cherché à l’évincer, à Kigali comme à Kinshasa. En juin, l’initiative en faveur de l’Afrique voulue par le président Clinton, lors du sommet du G7 à Denver, prive les Français de leur traditionnelle homélie en faveur des oubliés du Sud (9). Les intérêts divergent parfois sur les champs de pétrole du Nigeria, de l’Angola, du Congo, du Cameroun ou du Gabon (10) ; la concurrence se fait plus âpre sur l’ensemble des marchés.
Le plan de mise sur pied d’une force interafricaine de maintien de la paix s’effectue sous patronage américain, une action qui a aussitôt rendu plus voyant l’immobilisme, voire l’inutilité actuelle, du dispositif militaire français stationné en Afrique, et sans doute accéléré son démantèlement partiel.
A quoi s’ajoute la controverse concernant la nomination, au début de l’année 1997, du secrétaire général des Nations unies, souvent présentée comme un duel franco-américain (11).
Pour ne rien dire des multiples « petites phrases », reçues comme autant de coups de poignard à Paris… Surtout celle de l’ancien secrétaire d’Etat Warren Christopher assurant, lors d’une tournée sur le continent, en octobre 1996, que « le temps est passé où l’Afrique pouvait être morcelée en sphères d’influence, et où des puissances extérieures pouvaient considérer des groupes entiers d’Etats comme leur domaine privé (12) ».
Bien que l’hôte de la Maison Blanche ait assuré, en juillet 1997, qu’il ne voulait pas « chasser les Français d’Afrique », il est clair que, pour lui, les politiques d’aide soutenues par les anciennes grandes puissances européennes ont échoué :
« Une nouvelle génération d’Africains veut se débarrasser des anciennes politiques socio-économiques,[page]
qui n’ont guère donné de résultats », explique par exemple Mme Susan Rice.
Ces préférés de l’Oncle Sam Le choix des partenaires privilégiés ( et de la plupart des étapes des tournées officielles ) épouse la géographie d’une Afrique ainsi en voie de « libération ». L’Afrique du Sud se taille la part du lion.
Il n’est plus question, bien sûr, des « intérêts stratégiques vitaux » invoqués en période de guerre froide, qui justifiaient la politique d’ « engagement constructif »… aux côtés du régime de l’apartheid, poussée à son paroxysme sous les présidences de M. Ronald Reagan.
Il s’agit du prestige mondial du président Nelson Mandela, des potentialités toujours énormes du pays, de l’activisme de la classe dirigeante sud-africaine, qui font de ce pays un relais désormais obligé pour aborder l’ensemble du continent noir.
Dans cette Afrique « qui réussit », le gouvernement américain place aussi, pour leurs performances économiques, le Botswana, le Ghana, l’île Maurice, et ( de plus en plus ) le Mozambique. Pour leur (relativement) bonne tenue politique, quelques pays francophones choisis, comme le Sénégal ou le Mali.
Pour leur importance géopolitique, en Afrique australe, l’Angola, avec son pétrole, devenu ( en raison de ses interventions militaires récentes dans plusieurs pays ) un élément majeur de la nouvelle carte géopolitique de la région, le Rwanda d’après le génocide, et la nouvelle République démocratique du Congo, sortis de fait de la zone politique francophone, ce dernier pays pouvant au surplus « consolider ou déstabiliser la moitié du continent (13) » ; ainsi que les alliés traditionnels, comme l’Ouganda ou l’Ethiopie, qui contribuent, avec l’appui américain, à marquer le régime islamique sou-danais.
Au total, une Afrique utile : cinq des vingt économies bénéficiant de la croissance la plus rapide du monde, soit 6 % en 1997, sont africaines, et sont justement parmi les préférés de l’Oncle Sam.
Une Afrique qui ne conteste plus guère, même en paroles, la suprématie mondiale de Washington, siège à la fois du gouvernement américain et des institutions financières internationales.
Une Afrique représentée symboliquement par M. Nelson Mandela, qui incarne, en particulier pour la communauté afro-américaine (14), le courage et la revanche de l’homme noir humilié ; ou par Mr Ketumile Masire, président du Botswana, qui a décidé ( en pleine gloire, laissant un pays prospère ) de céder la place, en mars ; ainsi que par M. Yoweri Museveni, l’ex-guérillero ougandais converti au libéralisme, infatigable héraut de la « renaissance africaine (15) ».
Il y a toutefois quelque irréalisme à prôner l’ouverture de marchés qui, le plus souvent, n’existent pas. Ces Etats, fragilisés par plus d’une décennie d’ajustement structurel, ces économies sans capitalistes ni marché intérieur sont bien en peine d’entrer dans la danse souvent mortelle de « l’économie globale ».[page]
Si les Etats-Unis sont bien devenus le deuxième partenaire du continent, la valeur de leurs exportations en Afrique représente moins de la moitié de celles de l’Union européenne.
Le montant des aides publiques dégagées par Washington, même après les réévaluations récentes, paraît faible face aux besoins et aux crédits accordés par la France et l’Union européenne. « Maintenant, c’est au tour de l’Afrique de s’ouvrir », expliquait récemment un officiel, occupé à tisser méthodiquement les fils de la mondialisation. Certains pointent, derrière les discours, le cynisme du commerçant : lorsqu’ils l’estiment nécessaire, les Etats-Unis ferment les yeux, autant que par le passé, sur les graves écarts en matière de respect des droits humains ou de pluralisme politique dont se rendent coupables des pays comme l’Angola, le Congo, l’Ouganda, l’Egypte, ou le Nigeria.
Et lorsqu’ils apportent leur soutien matériel à l’Organisation de l’unité africaine ( OUA ), à la la force de paix ouest-africaine ( l’Ecomog, opérant au Liberia et en Sierra Leone ), ou qu’ils lancent leur propre mécanisme de réponse aux crises africaines ( African Crisis Response Initiative, ACRI ), ils les justifient comme autant de préalables à un objectif suprême : l’intégration dans le grand jeu économique mondial.
(1) Lire Philippe Leymarie, « Au nom de la démocratie, du bonheur et de la prospérité : les Etats-Unis, nouveaux parrains du continent africain », Le Monde diplomatique, avril 1992.
(2) Ghana, Ouganda, Botswana et Sénégal.
(3) Lire Anne-Marie Mouradian, « Un accord sacrifié sur l’autel du libre-échangisme : offensives contre la convention de Lomé », Le Monde diplomatique, avril 1995.
(4) Africa News Report, Paris ( Africa regional services, ambassade des Etats-Unis ), 5 janvier 1998.
(5) Grâce à un fonds spécial de 150 millions de dollars géré par un organisme public de promotion des investissements à l’étranger ( O.P.I.C. ), et un autre de 500 millions destiné à financer les projets d’infrastructures.
(6) Africa News Report, 1er décembre 1997.
(7) Africa News Report, 2 février 1998.
(8) Alexandra Stern, Africa International, Paris, janvier 1998.
(9) Les Européens du G7 ne se sont ralliés que du bout des lèvres à la partie Afrique de la déclaration finale du sommet de Denver, considérant qu’ils ont déjà entrepris ce que les Etats-Unis prévoient de faire. ( Africa News Online, « L’Afrique et l’économie globale » ).
(10) Au Congo-Brazzaville, notamment, la compagnie Occidental Petroleum avait vainement tenté ces dernières années d’évincer Elf Aquitaine. Le Tchad a été, plus récemment, un nouveau lieu d’affrontement. Lire Claude Wauthier, « Une sourde concurrence sur le continent africain : appétits américains et compromissions françaises », Le Monde diplomatique, octobre 1994.
(11) Paris préférait la réélection du secrétaire général sortant, M. Boutros Boutros-Ghali, un diplomate égyptien arabe, chrétien et francophone. Washington penchait pour la désignation de M. Kofi Annan, un Ghanéen qui a fait toute sa carrière comme haut fonctionnaire des Nations unies.[page]
(12) Associated Press, 4 octobre 1996. Dans un discours à l’université du Witwatersand, à Johannesburg ( Afrique du Sud ), le chef de la diplomatie américaine avait clairement fait allusion au
« patronage exclusif » et au « paternalisme » exercé par la France dans ses anciennes colonies.
Le ministre français de la coopération de l’époque, M. Jacques Godfrain ( R.P.R. ), y dénonçait une manoeuvre électorale, à trois semaines de l’élection présidentielle aux Etats-Unis, s’attirant des remontrances diplomatiques. Il est vrai que la première étape du secrétaire d’Etat américain avait été le Mali, une des places fortes de la coopération française…
(13) Déclaration de Mme Madeleine Albright, secrétaire d’Etat, lors d’une longue tournée en décembre dernier sur le continent.
(14) Cette communauté représente 12 % de la population totale, et elle est relativement mal organisée. Mais le Black Caucus, qui réunit l’ensemble des parlementaires noirs, est un puissant groupe de pression.
(15) Lire Gérard Prunier, « Un démenti à l’afro-pessimisme : forces et faiblesses du modèle ougandais »
( Le Monde diplomatique, février 1998. )